mercredi 16 avril 2014

► NOÉ (2014)

Réalisé par Darren Aronofsky ; écrit par Darren Aronofsky et Ari Handel


... Le désir de descendance

Après nous avoir immiscé avec virtuosité dans la psychose grandissante de la danseuse étoile de Black Swan (2010), Darren Aronofsky poursuit son exploration de la décadence en abordant le récit biblique et l’un de ses épisodes les plus fondateurs, celui du Déluge duquel renait une humanité absoute de ses péchés. Chacun a en mémoire des images de l’Arche de Noé et ses files d’animaux prenant place dans le dernier espoir de l’humanité. Si le film s’en inspire et en fait sa trame de fond, l’essentiel s’avère bien au-delà comme le nom d’Aronofsky le laisser subodorer. On retrouve ainsi cette habituelle figure centrale de sa filmographie, ici Noé, a un tournant de sa vie, fixé sur un objectif (construire un vaisseau salvateur) qui va peu à peu mettre en péril ses relations avec les siens. Mis face aux sacrifices qu’exigent selon lui sa mission divine, il va connaître les doutes et la désapprobation. Et c’est là toute la force de cette fresque qui mène au frisson, faire d’une épopée biblique un drame shakespearien aux accents d’une tragédie grecque.


La menace vient de ce que nous sommes humains. « Des hommes » s’exclament à des décennies d’intervalle le père de Noé puis ce dernier lui-même quand surgissent ceux qui sont les descendants de Caïn, premier meurtrier, fratricide qui plus est, de l’histoire biblique. Le Mal a contaminé l’œuvre du Créateur, comme il sera sans cesse appelé, la Terre n’est plus que paysages arides, désolés et stériles. L’Homme a épuisé les ressources du sous-sol (les mines) et ne pense qu’à sa seule survie. Noé (Russell Crowe) a ainsi volontairement isolé sa famille à l’écart de ses hordes sauvages et tient au contraire un discours en adéquation avec la nature : « Nous ne prenons que le strict minimum ». L’éducation de ses fils, Sem (Douglas Booth), Cham (Logan Lerman) et Japhet est conforme à celle qu’il a lui-même reçue de son père qui l’avait reçue de son père, Mathusalem (Antony Hopkins). La filiation et les origines (Noé revendique comme on affirme sa foi être de la descendance de Seth, le troisième fils d’Adam et Ève) sont les nœuds dramatiques que va nouer Aronofsky pour les délier ensuite jusqu’au paroxysme, le déluge n’étant qu’un événement dans ces tourments familiaux marqués du sceau divin.


Là où il aurait été tentant de céder au gigantisme et au spectaculaire outrancier (millier d’animaux, déluge, tempête), le film, visuellement très maîtrisé, ménage ses effets spéciaux qui jamais ne prédominent sur les conflits internes et externes de Noé et sa famille. Mieux, ils sont des touches poétiques et lyriques (l’Univers, l’éclosion de la forêt) qui confèrent à l’ensemble un mysticisme envoutant. Ainsi, c’est toute une série de signes avant-coureurs qui préparent Noé à sa destinée (les rêves, la goutte d’eau devenant fleur), cette démarche progressive fait écho à la filiation par son principe de transmission, chaque élément en engendrant un autre, comme l’ultime graine du jardin d’Éden que confie Mathusalem à Noé et qui sera, littéralement, la source permettant la mise en œuvre de l’échappatoire (irrigation fulgurante des sols). Les géants de pierre prennent également valeur de métaphore, anges déchus prisonniers du minéral, ils sont cette humanité en perdition embourbée dans son échec. La punition divine originelle continue d’avoir des répercussions et cette promesse d’un commencement renouvelé va confronter Noé à bien plus dur que la construction de l’Arche, aux fissures intimes de son propre sang.


Aronofsky a choisi de complexifié la cellule familiale, si les animaux vont bien chacun par paire, que Noé a sa femme,  Naameh (Jennifer Connelly), ce n’est pas le cas de tous ses fils. En effet, si l’aîné a bien une femme, survivante recueillie enfant, Cham et Japhet sont donc condamnés à ne pouvoir avoir de descendance. C’est Cham qui va ouvertement confronter son père à sa demande légitime et ouvrir la brèche d’un conflit profond et irréversible. « Le Créateur pourvoira à tout » se borne-t-il à répondre à un fils meurtri par ce qu’il considère comme une injustice. De même, faut-il laisser toute l’humanité emporter par les flots ? « Il y aussi des innocents ! » lui reprochent Sem. Le huis clos oppressant dans l’Arche permet de porter à leur climax des sentiments exacerbés par le mutisme d’un Noé aveuglé par sa mission : « Notre tâche est plus importante que nos désirs ». Témoin de la sauvagerie extrême du genre humain, il est convaincu qu’il faut que seule la faune qu’ils auront sauvée puisse vivre et se reproduire. Cette volonté radicale de laisser s’éteindre sa descendance marque le revers psychologique d’un homme profondément bouleversé par ce qu’il est lui-même, un humain. Hymne au souffle entrainant, le film fait tanguer les remous et les dilemmes en donnant de l’ampleur et de la profondeur troublante à la figure d’un des patriarches biblique réputé pour être « juste et intègre » (Genèse, VI, 9). Et si le film consacre un nouveau jour, il est loin de s’être fait sans détours.


Sélectionné et publié par le Plus du NouvelObs.com


12/04/2014                

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