Écrit et réalisé par Xavier Dolan, d'après la pièce de Michel Marc Bouchard
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... Souffrir la douleur
Le jeune et talentueux québécois
Xavier Dolan (25 ans et déjà de nombreuses récompenses, une nomination à Cannes
en 2010 dans la section Un certain regard pour Les Amours imaginaires, et cette année en compétition officielle
pour Mommy) nous ramène à
l’oppression d’une cellule familiale qui avait inauguré son parcours avec J’ai tué ma mère (2009). Son dernier
film nous immisce en effet, via le personnage de Tom, dans une famille meurtrie
aussi isolée que l’est leur ferme. Les ambiguïtés chères au cinéma de Dolan
s’incarnent ici dans un décor inattendu, celui de la campagne, qui n’a rien
d’apaisée. Un fils est mort, un ami, Tom, débarque chez la mère du défunt qui
vit avec son aîné, Francis, homme taciturne qui a une obsession : que Tom
ne révèle pas à sa mère la nature de la relation, amoureuse, qui l’unissait au
disparu. Ce huis clos au grand air fait d’un drame scénaristique un thriller
chargé d’émotions contradictoires et malsaines où les non-dits et les faux
semblants distillent une inquiétante étrangeté dans un quotidien sous la menace
constante de la bascule.
Collègue, camarade, comparse.
Autant de synonymes employés par Tom face à la mère (Lise Roy) attristée pour lui désigner la place qu’il
occupait dans la vie de son fils. Autant
de termes qui sont comme des litotes et qui ménagent celle qu’il ne connaissait
pas du tout. Les mots et les paroles, comme ceux griffonnés sur une serviette
en papier au début du film, vont avoir une importance particulière tant ils
vont nourrir la manipulation, exercer les menaces, être aussi bien un obstacle
relationnel qu’une passerelle fusionnelle. La main de Francis (Pierre-Yves
Cardinal) obstruant la bouche de Tom la nuit de son arrivée pour l’enjoindre à
taire son histoire avec son frère est un marqueur de l’exigence et de la
domination dont Francis va faire preuve. C’est également la suprématie d’un
corps sur l’autre, le caractère brut et animal de celui qui incarne le mâle
dominant se fait sentir dans un simple positionnement, à la table du petit
déjeuner. Debout derrière Tom, Francis, les bras sur la chaise, la tête hors
cadre, impose sa stature et son statut, l’emprise psychologique passe aussi par
la domination physique. Tom, ses cheveux décolorés en blonds et son allure
frêle contraste avec un Francis toujours prêt à cogner.
Mais ils sont pourtant tous les
deux contraints de collaborer dans la mise en scène que Francis a décidée pour
épargner sa mère, une relation inégalitaire et paradoxale se met ainsi en
place. Tom agit sous la contrainte perverse de celui qui dirige ses actes et
ses paroles, le summum étant la scène où Tom se retrouve obligé d’inventer un
coup de fil reçu de Sarah, l’alibi hétérosexuel du défunt. Cédant à la
pression, il satisfait tout le monde en détournant le discours qu’il avait
prévu de dire aux funérailles, faisant dire à l’absente, ce que lui avait prévu
d’exprimer. Au-delà de la naissance du sentiment de défi dans la relation
tendue avec Francis, cette prise de parole détournée montre que Tom commence à
se prendre au jeu. La mère l’apprécie et retrouve le sourire, ce qui pousse
Francis à le retenir (soit par des coups, soit en immobilisant sa voiture), lui
qui voulait pourtant s’en débarrasser. Mais dans cette nouvelle donne familiale,
Tom, à la fois acteur et spectateur de ses mensonges, est troublé par son
bourreau dont l’ascendant se fissure parfois. L’improbable scène du tango dans
le hangar à foin provoque une danse libératrice de paroles (là encore) où
Francis explicite son rapport à sa mère, où l’union chorégraphique, forcément
ambivalente, transpose sur un nouveau rythme,
la relation dominant / dominé désormais bien installée.
Xavier Dolan explore de nouvelles
frontières sentimentales, dans la lignée de ses précédentes réalisations, rien
n’est fixe chez ces personnages, tout est toujours dans ce mouvement indécis
des humeurs humaines. Tom tente bien de fuir plusieurs fois pour mieux revenir,
de gré ou de force, comme aimanté par ce qu’il trouve alors qu’il a tant perdu.
Le jeu des substitutions (filiale, amoureuse, langagière) confère à l’ensemble
cet aspect anxiogène que des violons volontairement marqués entretiennent
musicalement. Le réalisateur qui campe le rôle de Tom (il a joué dans tous ses
films à une exception près) a su faire évoluer son jeu vers l’équivoque en
adéquation avec les variations
psychologiques de son personnage. Quand ce dernier en vient à menacer Sarah en
reprenant à son compte les paroles de Francis (« Le champ de maïs est comme un champ de couteaux »), le
malaise est prégnant, le visage angoissant. Ces visages, précisément, comme des
masques, se heurteront les uns aux autres lors d’une succession de gros plans
paroxysmiques qui confrontera chacun aux limites de la parole. Ainsi, Tom à la ferme n’a rien d’un voyage
bucolique, c’est le trajet d’un adieu (le film s’ouvre et se clos sur la route,
la fin du générique a d’ailleurs son importance) électrique où devra se faire
le choix de la perdition pour soi ou pour les autres.
Sélectionné et publié par Le Plus du NouvelObs.com
20/04/2014