Réalisé par Paul Verhoeven ; écrit par David Birke, d'après l’œuvre de Phlippe Djian
... La pulsion de l'effraction
On n’avait plus revu le
néerlandais Paul Verhoeven à Cannes depuis ce fameux mois de Mai 1992 où le
devenu culte Basic Instinct avait non
seulement était projeté en ouverture du festival mais était également en lice
pour la palme d’or. Le jury, présidé par un certain Gérard Depardieu, avec
entre autres Pedro Almodovár comme membre, n’avait cependant pas récompensé le sulfureux
film qui, en revanche, consacra Sharon Stone. Le retour de Verhoeven cette
année sur la croisette était donc un évènement, d’autant plus qu’il venait y
présenter en compétition officielle son premier film en langue française avec
en tête d’affiche une actrice qui n’a plus besoin d’être révélée :
Isabelle Huppert (mais on connait le verdict depuis dimanche : pas de prix
pour le film). On le sait peu mais c’est en France que le réalisateur
hollandais, alors jeune étudiant expatrié, s’est découvert une passion pour le
cinéma, avec Elle, il effectue comme
un retour aux sources puisque le film se déroule en France avec une
distribution française et n’est autre que l’adaptation d’un roman (Oh…) de Philippe Djian (à qui on devait
déjà 37°2 le matin). Cinéaste hétéroclite,
Verhoeven, loin de se figer dans un style ou un genre, est le spécialiste du
grand écart cinématographique : passant aisément de RoboCop à Black Book et
de Starship Troopers à Elle. Sans oublier ses premiers films
néerlandais qui tranchent avec ses productions ultérieures. Jamais là où on
l’attend, le réalisateur hollandais sait se renouveler, sa dernière réalisation
était d’ailleurs un projet participatif et interactif (Tricked, sorti directement en vidéo chez nous au vu de sa forme
atypique). Cela fait donc dix ans que Verhoeven n’avait pas proposé un
long-métrage, avec Elle, il confirme
un retour en grande forme : ses obsessions sont intactes et éclatent sur
l’écran avec une virulence trouble. Elle, c’est Michelle, une femme divorcée,
patronne d’une boîte de développement de jeux vidéo à qui il arrive un drame.
Violée chez elle par un inconnu masqué, elle ne semble pas prendre conscience
de ce qui s’est passé. Refusant de porter plainte, elle change à peine ses
habitudes, mais voilà que l’intrus mystérieux commence à lui envoyer des
messages suggestifs… Empruntant la trame
du thriller, Paul Verhoeven s’en émancipe rapidement pour pénétrer les travers
psychologiques d’une femme et de son entourage dans un film pulsionnel étrange
et dérangeant.
Si le titre la désigne par un
pronom personnel, c’est qu’il renferme à lui seul la personnalité complexe et
mouvante de Michelle : elle est représentée par cette appellation féminine
comme autant d’incarnations possibles. Elle, c’est la femme, chef d’entreprise sympathique
mais qui sait ce qu’elle veut, c’est aussi une mère irritée par les choix de
son grand dadais de fils, elle est également une fille en conflit permanent
avec une mère excentrique adepte des jeunes hommes. Michelle se révèle aussi
être une amante, n’hésitant pas à s’amuser avec le mari de son associée et
meilleure amie (Anne Consigny). Tout comme elle est une voisine troublée par
l’homme d’en face (Laurent Lafitte). Enfin, elle est une victime, hier comme
aujourd’hui, car cette femme a un lourd passé. Sujet principal multiple donc
d’une histoire qui s’ouvre dans une violence crue qui n’étonnera pas ceux qui
connaissent le cinéma du néerlandais. Plusieurs de ses films (Katie Tippel, La chair et le sang ou encore Showgirls)
avaient déjà mis en scène des viols sauvages, si le réalisateur fait ici preuve
d’une certaine retenue, l’assaut n’en n’est pas moins révulsif. L’immédiateté
de l’action ne laisse pas au spectateur le temps de s’accoutumer : ce
choix le met dans l’inconfort et lui fait ressentir brutalement le déchaînement à l’œuvre sur l’écran. Cette
violence éruptive qui surgit du noir inaugural (on entend d’abord avant de
voir) précise déjà le propos de pensées refoulées, de pulsions sombres tapies
dans les recoins de l’âme que le film va rendre conscientes. Car bien que
Michelle semble bizarrement banaliser cette agression (elle l’annonce à ses
amis sans s’émouvoir), cette distanciation apparente cache une préoccupation
réelle (elle fait quand même changer les serrures) mais qu’elle gère presque en
dilettante. Ses souvenirs de l’agression la laissent moins traumatisée que
pensive. Ce qui crée un surprenant décalage mais donne tout son intérêt au
film.
Bien qu’elles soient martyrisées
dans beaucoup de ses films, les femmes sont presque toujours la figure centrale
chez Verhoeven, et ce dès son premier long-métrage (Business is business), elles font preuve de caractère et tiennent
tête aux hommes, voire les manipulent, dans leur intérêt (telle la veuve noire
du baroque et formaliste Le quatrième
homme) ou pour leur survie (la juive résistante de Black Book). Michelle succède donc à ses consœurs et fait preuve de
dérision face à l’adversité, elle qui traîne dans son sang un horrible
héritage. Le film fait d’ailleurs de ce motif sanguin une manifestation
corporelle qui lui colle à la peau : de la marque intime du viol à la
photo de son enfance, cette couleur est comme une trace qui la hante, elle en
redemande pourtant même par procuration (allusion à l’effusion d’hémoglobine
qu’elle souhaite pour son jeu vidéo). Car les liens du sang sont bien ce qui
irriguent le film, qui, sous couvert de thriller, aborde la relation familiale
dans tout son dérèglement : prise entre une mère dont elle ne comprend pas
les mœurs et un fils dont le comportement l’exaspère, elle ne peut s’empêcher
non plus de se mêler de la vie amoureuse de son ex-mari (Charles Berling). La
réjouissante scène du repas de Noël montre tout le paradoxe d’une femme qui
aime se faire chef d’orchestre de l’intime avec une certaine perversité. Isabelle
Huppert, dans un rôle où elle se fait sérieusement malmenée, propose une
incarnation sans faille de cette femme ambivalente, saisissant subtilement dans
son ton et ses expressions, la contradiction des sens. Elle est un film en trompe-l’œil qui traque les pulsions pour mieux
les extérioriser dans un jeu sadique où Éros et Thanatos sentent le soufre.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com