Les réalisateurs mexicains ont le
vent en poupe depuis qu’Hollywood les a
fait entrer dans l’histoire du cinéma en les récompensant trois années de suite
lors de cette vitrine mondiale que sont les Oscars. Les statuettes du meilleur
réalisateur sont ainsi allées à Alfonso Cuarón en 2014 pour Gravity puis à Alejandro González
Iñárritu lors d’un mémorable doublé en 2015 et 2016 pour Birdman et The Revenant. Inconnu en France, Jonás
Cuarón est un compatriote de ces talentueux aînés et même plus : il s’agit
du fils d’Alfonso Cuarón avec qui il a co-écrit le scénario du film aux sept
Oscars. Desierto n’est pourtant pas
son premier long-métrage, le réalisateur de 35 ans avait proposé Año uña en 2007 qui n’était pas sorti
chez nous mais avait séduit les festivals étrangers avec une romance entre un
adolescent et une femme plus âgée en séjour au Mexique. Changement de ton
brutal pour Desierto qui aborde la
question de l’immigration illégale entre les États-Unis et le Mexique à travers
la traversée tragique d’un groupe d’individus. Alors que l’Europe tente de
réguler l’afflux migratoire qui bouleverse son approche des frontières, elle
doit en même temps faire face à des habitants vindicatifs qui décident de faire
eux-mêmes barrage à ces arrivées, comme on l’a vu récemment à la frontière
bulgaro-turque. Ces problématiques et ces dérives sont celles qui depuis des
décennies agitent le Mexique et les États-Unis et qui sont la toile de fond de Desierto. En effet, des milices (tels
les minutemen) font régner la terreur
dans ce qui est une zone poreuse et désertique de plus de 3000 kilomètres entre
la Californie et le Texas. Jonás Cuarón choisit l’angle violent et radical pour
apporter sa vision d’un affrontement déséquilibré car il ne s’agit pas ici de
puissants narcotrafiquants mais de simples quidams qui veulent concrétiser leur
rêve américain. Une poignée de ces clandestins candidats à une autre vie se
retrouvent contraints de poursuivre à pieds leur périple. Alors qu’il leur faut
déjà survivre au climat suffoquant et à l’aridité des lieux, un frontalier
américain qui les a repérés ne compte pas les laisser aller plus loin, un seul
objectif : les abattre au plus vite…
Sous ces airs de jeu de massacre,
Desierto est un film au suspense
entretenu qui tire parti d’un décor unique mais multiple : le désert.
L’idée est en effet séduisante et rappelle la scène anthologique d’un des chefs
d’œuvre d’Hitchcock : La mort aux
trousses (1959). Comment ne pas penser à Cary Grant aux prises avec l’avion
mitrailleur au milieu de nulle part ? Jonas Cuarón remplace l’avion par un
patriote dégénéré mais garde le même schéma : il y a une menace supérieure
et aucune échappatoire. A bonne école, le fils d’Alfonso Cuarón pose dès le
début les bases d’une mise en scène réfléchie : la beauté trompeuse d’un
levé de soleil va de pair avec la traversée rectiligne du pick-up transportant
les migrants, ce tracé devant s’interrompre quelques instants plus tard. Fin de
la ligne droite comme fin du parcours initial : tout ne sera plus que
détour. Le titre désigne l’espace dramatique et le cinéaste s’y tiendra (pas de flash-backs par exemple) : il
nous enferme à ciel ouvert avec des personnages hors de leur milieu habituel et
qui n’ont désormais qu’une seule ligne d’horizon : l’immensité aride. Iñárritu
nous en avait donné un aperçu dans la séquence du désert avec la nourrice et
les enfants dans Babel. Ce paysage se
dévoile dans Desierto dans tout son
chaos : entre plaines de sable morne et dédales rocailleux, il n’y a rien
d’accueillant, ce qui en fait en lui-même une barrière naturelle entre les deux
états. La faune et la flore sont à l’avenant : serpents à sonnettes et
forêt de cactus sont autant d’obstacles
qui piègent les candidats à l’exil. Le film n’ignore cependant pas
l’ambivalence des lieux : les blocs de pierre sont des embûches mais aussi
des moyens de se dissimuler, ce qui permet aux fuyards de gagner du sursis
jusqu’à faire corps avec le minéral comme dans une séquence aussi marquante
qu’épurée autour d’un énorme rocher. L’homme au fusil a surtout un
avantage : c’est son terrain (on le voit consulter des cartes), les autres,
dont le personnage joué par Gael García Bernal, semblent donc condamnés à
n’être que des proies.
Car c’est l’analogie que
développe Desierto : les humains
ont laissé place malgré-eux à des bêtes traquées, la première parole du
frontalier n’est-elle pas : « On
va à la chasse » ? Le réalisateur ajuste d’ailleurs son montage
en conséquence et met en parallèle le lapin tué et le son du fusil sur les
images des migrants, comme une annonce du sort qui les attend. Ces derniers
sont en outre apparus dans un pick-up qui avait tout du camion à bestiaux. Lointain
descendant du comte Zaroff qui avait pour passion de donner la chasse avec ses
chiens aux naufragés sur son île dans un classique du cinéma (Les chasses du comte Zaroff, 1932), ce
chasseur de notre temps (accompagné
également de son chien, le bien nommé Tracker) y prend le même plaisir sadique.
Il faut le voir exulter après la tuerie de masse qu’il vient de perpétuer. Jonas
Cuarón opte pour la caméra portée et un montage vif dans cette scène virulente
où le spectateur se trouve au cœur du troupeau humain affolé : l’abattage
sans concession glace le sang. Contrairement à Punischment Park (1971), la dystopie de Peter Watkins dont une part
de l’action s’apparente à Desierto,
le film du réalisateur mexicain s’affranchit, à dessein, de toute psychologie
(et limite les dialogues au minimum). La brutalité de la poursuite contient en
elle-même le point de vue politique sous-jacent, on devine à ce propos un bout
du drapeau confédéré sur la voiture du poursuivant. Le très controversé emblème
sudiste ancre un peu plus le film dans une réalité dérangeante et bestiale. Sur
ces terres hostiles où les plus vils des comportements semblent pouvoir
s’extérioriser, Jonas Cuarón interroge le sentiment d’humanité et son degré
d’existence quand l’être en est réduit à la position d’un animal apeuré.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
13/04/16