Écrit et réalisé par Olivier Assayas
... Quand la brume devient serpent
Absent de la compétition du
Festival de Cannes depuis le très réussi
Clean en 2004, Olivier Assayas y a
fait son retour cette année avec un film frontière, entre théâtre et cinéma,
entre réel et fiction, entre le jadis et le maintenant. Délaissant le sujet
politique fort comme Carlos (2010),
il en aborde un non moins évocateur, celui de la femme confrontée à un temps
qu’elle n’a pas vu passé. Le réalisateur choisit le biais d’un univers qu’il
connait bien : celui des actrices. Il va y faire s’y débattre une Juliette
Binoche découvrant ses fêlures dans un monde moderne où tout va très vite et où
la question de sa propre place sera posée. Fonctionnant sur le principe de la
mise en abyme, Olivier Assayas suit avec entrain le personnage de Juliette
Binoche (qu’il retrouve après L’heure
d’été en 2008), Maria Enders, que les évènements vont pousser à accepter un
rôle dans une pièce de théâtre pour y jouer l’exact contraire du rôle qui l’avait
rendu célèbre vingt ans auparavant. Elle qui incarnait la jeune Sigrid,
assistante dominatrice, devient Helena, une patronne énamourée et soumise.
L’inversion et le glissement vont régir les échanges que va avoir Maria avec sa
propre assistante, Valentine, durant toute la longue préparation du rôle. Le
texte de la pièce se propageant de plus en plus dans le quotidien des deux
femmes qui ont entrepris sans le savoir un voyage sinueux où devra se faire le
choix d’un temps conjugué au passé ou au présent.
Le titre du film renvoie
directement au lieu principal de l’intrigue, à savoir un chalet isolé se
situant dans le petit village de Sils-Maria dans les Alpes, côté Suisse. Le paysage,
souvent mis en valeur et admirablement filmé, tient une place importante dans
l’histoire, il y est à la fois lieu de destination, de confrontation et
d’émancipation. L’antagonisme que pointe Maria entre les deux rôles de la pièce
est repris et travaillé par la mise en scène du film. En effet, ce paysage
suisse en altitude est serein et apaisant (scène où Maria et Valentine
s’endorment au soleil) alors même que Maria traverse des tourments liés à la
pièce et à son interprétation. Le temps très changeant à ces hauteurs (lors
d’une de leur ballade, on passe de la neige au soleil) est en revanche en
accord avec les intermittences qui sont celles de Maria qui est sans cesse dans
le doute depuis son arrivée. Rendre ou ne pas rendre hommage au dramaturge décédé,
accepter ou non le rôle après tant d’années, revenir sur sa décision ou la
maintenir. Les hésitations fortes traduisent le malaise qui est le sien et le
choix de l’isolement dans le chalet du défunt n’est pas innocent. Ce paysage
est une multitude et un tout, comme la Sigrid et la Helena de la pièce : « Ce sont une seule et même
personne » lui assénera le metteur en scène qui insiste pour qu’elle
accepte. Maria est liée à la pièce comme à la topographie qui l’a inspirée,
n’arpente-t-elle pas la montagne en répétant son texte ? Et puis comment
ne pas noter le glissement de sens entre son prénom et le nom du village.
De la même façon, le film en
lui-même reproduit la dramaturgie de la pièce qui oppose et rassemble dans un
mouvement passionnel destructeur une jeune femme déterminée et une femme mûre en
train de chuter. Soit Valentine (intéressante Kristen Stewart, très à l’aise
dans ce registre auteuriste a priori éloigné de Twilight, comme a pu le faire son partenaire à l’écran de l’époque
Robert Pattinson chez Cronenberg), douce assistante omniprésente, et Maria
(Juliette Binoche dont le seul rire illumine un plan), actrice méprisante
envers un certain cinéma populaire qui a un rapport plus amical que
professionnel avec Valentine (scène de la baignade). La mise en abyme fiction /
pièce de théâtre (Maria doit donner la réplique à Jo-Ann, une jeune actrice
délurée, très populaire, ayant tourné un film de super-héros) est doublée par
celle fiction / réalité car Olivier Assayas va précisément chercher la jeune héroïne
d’une saga vampirique adolescente au succès mondial pour donner la réplique à
une actrice exigeante dans le choix de ses rôles, souvent qualifiée d’égérie du
cinéma d’auteur. Dispositif audacieux au rendu savoureux tant le binôme donne
pleine satisfaction.
Ce choix participe de la
réflexion en œuvre dans le film qui verra Maria affronter ses préjugés au
contact de la jeune actrice. Le jeu des apparences et des masques (Maria
faisant défiler les photos de Jo-Ann sur sa tablette) est ce qui va être mis à
l’épreuve de l’isolement de l’actrice et de son assistante. On n’est jamais
loin des Larmes amères de Petra von Kante
(Fassbinder, 1972). La tendresse est réciproque mais Maria s’y accroche de
façon excessive : « J’ai besoin
de toi ! » lui lancera-t-elle. Leurs nombreuses discussions
deviennent dissensions car Maria est figée dans une vision qui n’admet pas la
contradiction. Jouer dans cette pièce hantée par les souvenirs et la mort va
l’obliger à prendre conscience du présent, à contempler seule, et à faire sien,
le changement en action, ce qu’Olivier Assayas métaphorise dans une superbe
scène au creux des nuages, là où le fameux serpent brumeux donnant son titre à
la pièce (Maloja Snake) transfigure
le paysage montagneux. Ce film gracieux est le mouvement de vie d’une femme
vers une acceptation qui la révèle à elle-même.
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
23/08/2014