Écrit et réalisé par Diao Yi'nan
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... La ronde triste
Doublement récompensé au Festival
de Berlin par le prestigieux Ours d’or et par celui d’argent pour son acteur
principal, le film du réalisateur chinois Diao Yi’nan (le troisième en onze
ans) a ainsi réussi à imposer sa singularité. Celle d’une histoire
labyrinthique où des âmes en peine se retrouvent aux prises d’une enquête
policière des plus macabre sur un rythme à contre-courant qui laisse aux
personnages le temps de s’approcher, s’observer et même s’aimer. Les forces de
police sont en émoi : des morceaux de cadavres sont retrouvés aux quatre
coins de la province dans des stocks de charbons. Des années plus tard, le même
modus operandi relance l’enquête qui se concentre autour d’une femme, la veuve
de la première victime. En effet, les hommes qui l’ont par la suite fréquentée
ont tous finis démembrés…De ces aspects particulièrement glauques, cette
histoire n’en n’a que les apparences, avec une captivante subtilité, Black Coal nous entraîne dans la romance
d’un puzzle enneigé qui réussit à relier des éléments aussi éparse qu’un arbre,
une patinoire, une teinturerie en leur conférant un sens indiciel remarquable. Ces
personnages qui se tournent autour tandis que d’autres perdent corps donnent
lieu à un film où le suspense de l’énigme devient celui des cœurs.
Les grands réalisateurs savent
dire beaucoup en peu de plans. Il suffit d’un seul à Diao Yi’nan pour poser le
principe de la duperie qui sera un des rouages de l’enquête à venir : la
caméra désigne en gros plan le point de départ, le sac contenant un membre du
cadavre, au milieu du charbon. Alors que tout laisse à penser qu’on se trouve
en plein air aux abords d’une usine, un soudain changement de lumière et un
mouvement de caméra révèlent qu’il s’agit du chargement, sur un camion, à
destination de l’usine précisément. Méfiance, la partie de carte (comme l’induit
au sens propre la scène entre le policier et sa femme) va être serrée et
demandera de l’agilité d’esprit ainsi qu’une attention particulière aux choses
comme aux détails. Il y a du Hitchcock et du De Palma dans Black Coal. La mise en scène exploite, toujours finement et jamais
dans le spectaculaire, ce parti pris de l’histoire. Dans les décors mornes du
quotidien (teinturerie, bus, salon de coiffure), le réalisateur fait naitre du
drame, de l’émotion, de la tristesse qui doivent également beaucoup à
l’interprétation des deux acteurs principaux Fan Liao (Zhang, le policier qui
reprend du service) et Gwei Lun-Mei (Wu, la mystérieuse veuve fragile).
Telle une ronde, les personnages
et leurs actes sont des maillons emportés dans une danse mortelle (deux scènes
montreront d’ailleurs le policier en train de danser) qui tournent autour d’un
point central (la teinturerie). La belle et mélancolique séquence de nuit de la
patinoire extérieure est à cette image, l’homme et la femme patinent de façon
concentrique sur la glace, miroir de l’intrigue (les deux derniers cadavres
avaient des patins à glace aux pieds) avant de soudainement quitter les sillons
communs pour s’enfoncer dans la nuit. Cette échappée est celle des sentiments,
la femme semble flotter au-dessus de la glace, légère, se libérant du poids des
secrets. Le cri du gardien les rappelle à l’ordre et rompt le badinage du
patinage. De la même façon, le présent de l’intrigue renvoie au passé des deux
personnages, les choses se nouent et se dénouent comme on s’étreint. La grande
roue dans laquelle prennent place Wu et Zhang fait partie de cette métaphore.
Mais plus les membres de la ronde disparaissent, plus le cercle se resserre
vers une nécessaire vérité.
Thriller psychologique, le film
fait le choix d’orienter son intrigue sur la rencontre de deux individualités à
la marge, marquées par leur passé. Le policier a mal vécu son divorce, devenu
alcoolique et rustre, il a quitté la police, avant de trouver un regain de vie
dans cette enquête. La veuve est taciturne et comme éteinte, obligée de
repousser les avances de son patron qui a pitié d’elle. Et c’est pourtant dans
ce contexte défavorable (une menace plane) qu’une relation va s’établir sur
fond d’atrocité et de mensonges, ce contraste est constant et maintient le
suspense inaugural de la résolution de l’énigme. Ces morceaux humains
disséminés apparaissent comme une déstructuration
de l’altérité, rendant à néant la possibilité du deux. Par son enquête, l’homme
déclenche le processus inverse, celui de la reconstruction,
de lui-même d’une part, et, peut-être de celle qu’il côtoie dans un rapport
complexe. Si la confession se fait dans un murmure elliptique, c’est bien que
l’énigmatique était du côté tragique de l’intime.
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
14/06/14