Réalisé par Stéphane Brizé ; écrit par Stéphane Brizé et Olivier Gorce
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... Le poids de l'emploi
Le Festival de Cannes est le lieu
de tous les contrastes, cultivant l’éclectisme jusque dans sa sélection, le
film de Stéphane Brizé, un des cinq films français en compétition officielle,
détonne au milieu d’un tapis rouge, symbole du glamour et des paillettes. La loi du marché nous entraine au
contraire vers l’escalier de service, là où aucuns flashs ne crépitent et où la
montée des marches est une épreuve de vie. En prise avec son temps et notre
société (Quelques heures de printemps abordait
le sujet sensible du choix de la fin de vie), le réalisateur Stéphane Brizé
accompagne cette fois-ci un chômeur en quête d’un avenir qui se heurte à la
froideur d’un système exsangue. Si le sujet peut sembler démoralisant, il est
surtout fédérateur par ce qu’il remue en nous. De près ou de loin, le parcours
de Thierry, licencié suite à la fermeture de son usine, ravive des échos chez
les spectateurs qui lisent, entendent, voient ou vivent des situations liées au
problème de l’emploi. Pourquoi alors choisir d’assister à la représentation
d’un climat déjà pesant ? Car La loi
du marché est d’une justesse brute, d’une âpreté accrocheuse et que
l’interprétation captivante de Vincent Lindon achève de faire du film un
instant fort. Si le sentiment amoureux se retrouve souvent au cœur des films de
Stéphane Brizé, il est en lien avec le statut social des personnages (comme
l’histoire de la rencontre entre une institutrice et un maçon dans Mademoiselle Chambon). C’est avant tout
d’amour propre dont il va être question dans son dernier film. Car que reste-il
de soi quand il faut subir La loi du
marché ? Comment faire face quand la volonté est à bout ? Quel
est le prix moral du rang auquel il faut se contraindre ?
« Je
perds mon temps » : la phrase, laconique, ponctue un entretien à
sens unique avec un conseiller Pôle emploi. Thierry vit un de ces moments
absurdes et dommageables que le documentaire
Pôle emploi, ne quittez pas !
(Nora Philippe, 2013) avait déjà capté. Il vient en effet de terminer une
formation de grutier qui s’avère caduque : c’est la double peine. Déjà en
reconversion, le voilà obligé de repartir à zéro devant un conseiller qui ne
peut que constater les faits. Ce début abrupt interpelle d’emblée le spectateur
dont l’empathie pour Thierry est immédiate. Ses propos sont censés et
révélateurs d’une machine grippée à l’aiguillage incertain. Les paroles du
chômeur dépité restent néanmoins mesurées et son énervement est contenu :
Thierry sait se contrôler et cette maîtrise est une marque de son caractère.
Car, plutôt taiseux et gardant ses émotions confinées, il est loin d’avoir les
codes du candidat idéal à l’embauche. Ce que Stéphane Brizé saisit avec un
choix de tournage et de montage allant dans ce sens. Souvent filmé en bordure
de cadre, Thierry cherche sa place, la caméra le pousse dans les extrémités de
l’image comme il est au bord d’un système qui ne sait pas comment le
réintégrer. Privilégiant les plans longs, le réalisateur instaure la vérité du
moment, donnant des accents de réalité à un film qui fait le choix de ne pas
ajouter de musique dramatisante, ce dont les frère Dardenne sont coutumiers (Deux jours, une nuit traitait également
le sujet du licenciement).
Disposant de peu de dialogues,
Vincent Lindon (déjà présent dans les deux précédents films du réalisateur et qui obtient là le Prix d'interprétation)
doit faire exister Thierry autrement et seul un grand acteur est capable
d’habiter de sa présence, de sa gestuelle, de sa posture une histoire comme
celle-ci. Il est dans tous les plans, au front ou en retrait (scène du jeune
qui a volé un chargeur de téléphone), et son jeu rugueux constitue l’enveloppe
du personnage, entre carapace et souffrance. Il arrive à nous rendre intense une
simple discussion de marchandage pour la vente du mobile home qu’il possède
avec sa femme. Si la tension est palpable, c’est qu’il s’agit bien plus d’une
vente, c’est un renoncement, un sacrifice pour en éviter d’autres. « Je ne suis pas là pour faire la manche »
assène-t-il à un acheteur récalcitrant. Conserver sa dignité est quelque chose
qui n’est pas négociable, même face à l’adversité. Ainsi, le pan-séquence de
son entretien par webcam interposée avec un recruteur est exemplaire dans ce
qu’il montre d’une déshumanisation qui guette celui qui est seul dans sa
recherche. Dans ce face à face avec un écran d’ordinateur, l’amertume domine et
la simplicité du dispositif filmique confère d’autant plus de force à ce qui se
révèle d’une grande brutalité. Les cours de danse que Thierry prend avec sa
femme (Karine De Mirbeck) sont cette échappée nécessaire dans ce quotidien à
l’horizon brouillé (son fils handicapé (Matthieu Schaller) lui demandant
également une attention particulière) : la raideur d’un corps qui doit
supporter le poids de l’emploi s’assouplit alors dans une séquence qui respire.
La loi du marché procède d’un intéressant retournement de
position : Thierry passe du statut de celui qui est scruté, en tant que
chercheur d’emploi, à celui de scrutateur dans son nouveau travail d’agent de
sécurité dans un supermarché. Et tout
passe par le regard porté sur une image. Tout d’abord celle de Thierry qui,
lors d’un atelier Pôle emploi, voit sa prestation filmée se faire analyser par
les autres, chacun décortiquant le moindre détail. Puis c’est l’inverse qu’il
devra mettre en pratique : sa fonction lui demande d’observer
minutieusement les images de vidéo surveillance pour traquer les voleurs. Mais
quel regard porte-il alors sur lui-même, devenu par sa fonction celui qui
réclame aux contrevenants l’argent de menus larcins ? Ces séquences
d’interrogatoires dans une pièce aux murs blancs dénuée d’ouvertures saisissent
par la frontalité de la réalisation : Thierry est face à des visages qui
le renvoient à ce qu’il est en train de devenir. A travers ce film qui réussit
à interpeller, Stéphane Brizé prend le pouls d’un homme dans le désarroi,
coincé dans les obligations d’un système qui ne laisse pas toujours le choix et
pose les limites entre l’intégrité et la nécessité.
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
23/05/15