Écrit et réalisé par Pedro Almodovar, d’après l’œuvre de Thierry Jonquet.
... Points de suture
Tout pourrait n’être que luxe, calme et volupté dans cette clinique privée où un chirurgien esthétique, Robert (Antonio Banderas), opère de riches patientes. L’une d’elle fait d’ailleurs des exercices de yoga dans sa chambre...Mais c’est sans compter sur l’oeil de la caméra de surveillance qui la regarde sans relâche. C’est une captive et sa chambre est une prison. Le ton était donné dès la première image où un mouvement latéral de caméra associait la plaque du nom du domaine aux grilles de l’entrée. Il sera donc question d’enfermement et ce sous trois aspects : le statut de prisonnière de Véra (Elena Anaya) tout d’abord, l’enfermement physiologique (elle est dans un corps qui n’est pas le sien) et enfin la prison mentale (la folie de Robert). Le corps de la pensionnaire est donc ce qui focalise l’attention par sa mise en exergue inaugurale, annoncée par le titre, et par la tenue de Véra, à savoir un vêtement couleur chair très près du corps avec un effet seconde peau. On comprend vite que Robert a modelé la jeune fille à l’image de sa femme disparue dans des circonstances dramatiques. Comment ne pas penser alors à Vertigo (Hitchcock, 1958).
Lié à l’actualité par les récents progrès concernant les greffes de visages, le film d’Almodovar creuse la réflexion autour de l’identité et du trouble d’être à la fois soi-même et un autre. On pense également au fameux film de Franju, Les yeux sans visage (1960), qui nous apparaît, au regard de l’actualité, plus que jamais visionnaire. Le dispositif est assez semblable puisqu’on y retrouve la captivité et la figure du père, chirurgien à la raison qui vacille. On flirte avec une certaine forme d’horreur, non dans la monstration d’actes, mais dans les effets d’un projet diabolique. Version post-moderne du mythe de Frankenstein, la créature engendrée est l’inverse physique du monstre puisqu’elle est au contraire la perfection et la beauté. Mais là où la laideur extérieure de la créature obstruait sa beauté intérieure, c’est l’inverse qui est à l’œuvre ici. Puisque derrière les apparences séduisantes de la captive se cache l’horreur de sa conception.
Les multiples facettes du regard seront ainsi au cœur du huis clos oppressant et dérangeant qui s’installe. Des écrans scrutent ce qui se passe dans la chambre d’Irène et l’observation vaut des deux côtés. Robert regarde l’image de Véra qui le regarde. Mise en abîme du jeu de miroir malsain qui occulte peu à peu la réalité. Les places de chacun se troublent. La gouvernante (Marisa Paredes) cautionne tout en mettant en garde car elle dissimule elle-même des secrets de filiation. Véra a le visage d’une morte mais quel est son vrai visage ? Qui regarde vraiment Robert, sa femme, sa créature ou Véra avant les opérations ? Et la propre fille du chirurgien, qui sombre elle aussi dans la démence, voit son père comme un autre (elle l’assimile à l’agresseur qui l’a violée).
Une scène résume ce dispositif du trouble, celle où l’on voit Robert dans sa chambre, devant un écran géant qui diffuse l’image de Véra étendue sur son lit de profil face à la caméra. Offerte mais défendue. On note l’analogie avec les tableaux de nus exposés dans la demeure. L’artiste et son œuvre vivante. Pygmalion psychotique. Mais il y a obstacle, distanciation spéculaire, mystère. On songe à La captive (Chantal Akerman, 2000) et en particulier à la scène de la salle de bain, séparée par cette paroi en verre cathédrale qui nous fait apparaître la femme, étrangère et désirée, de façon impressionniste. L’écran de télé a valeur de vitrine : le créateur contemple sa créature mais tout y est beaucoup plus froid que dans l’exemple cité. Aux teintes chaudes et picturales s’oppose ici la blancheur clinique du décor et la crudité de l’image vidéo. Même si Robert franchit la frontière de l’écran, c’est avec crainte et fascination qu’il se confronte de visu avec ce corps cobaye. Dans Attache-moi ! (1990), Almodovar jouait déjà de ces ambiguïtés et faisait de la séquestration (également menée par Antonio Banderas) une expérience émotive singulière mais moins tragique.
Dans cette ronde vertigineuse, chacun des personnages tente de combler une meurtrissure, de soigner une plaie qui suinte toujours. La captive concentre et déploie le souvenir traumatique d’une famille, à commencer par Robert qui voit sa femme recréée mais pense à sa fille détruite et dont la responsable est celle-là même qui a le visage de sa femme. L'arrivée du fils de la gouvernante, qui nous apparaît grotesquement déguisé en tigre, métaphore de sa bestialité, à l'origine du drame qui a touché la femme de Robert, réveille ce qui hante précisément la gouvernante qui se sent responsable d’avoir engendré le Mal. Et enfin les souvenances de Véra, qui voit ce qu'elle était avoir disparu.
A la fois objet d’attraction et de répulsion, cette dernière rejoue son propre calvaire en créant des poupées inspirées des oeuvres de Louise Bourgeois. Garnissant les corps de ces êtres inertes de bouts de tissus comme elle a été recouverte de bandes de chair. On songe au tueur en série du Silence des agneaux (Demme, 1991) qui se confectionnait un costume en peaux de femmes…Sa première apparition après le drame du viol de la fille de Robert est d’ailleurs à travers la vitrine de la boutique de vêtement où elle travaille, on la voit habiller un mannequin. Préfiguration de son état futur, l’habilleur devient l’habillé et le bourreau devient la victime.
Les thématiques chères à Almodovar liées à l’identité sexuelles trouvent ici une sorte d’extrémité où les choses ne sont plus choisies mais imposées...au scalpel ! Malgré cela, la vie retrouve son chemin dans cet enfer clinique où un nouvel ordre des choses va s’imposer et où fatalement, il faudra tuer le Père pour refermer la blessure. Et à la richesse et la grandeur des lieux, au sang et à la prison s’opposeront la modeste boutique de vêtement, la chaleur des êtres aimés et la liberté. A la manière de Slice (Khomsiri, 2010) dont le personnage a choisi la transformation corporelle ici imposée, quand l’apparence n’est plus vectrice de vérité, seule demeure la parole pour dire ce qu’on est, pour dire qui on est.
Romain Faisant, écrit le 26 /01/12
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