Écrit et réalisé par Richard Linklater
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... C'est quand qu'on va où ?
Ours d’Argent du meilleur
réalisateur à la dernière Berlinale, le nouveau film de Richard Linklater est
expérimental au sens où il propose une approche inédite dans la réalisation
d’un film : tourné par intermittence sur une période de douze ans avec les
mêmes acteurs, le tout forme un ensemble unique de 2h46. Une œuvre de fiction,
car il y a bien une histoire, qui est à la fois l’observation d’une réalité,
celle d’acteurs qui évoluent physiquement et qui nourrissent leur personnage
par cette transformation corporelle. Les habitués du réalisateur retrouveront
ici le procédé des retrouvailles récurrentes qu’il a eu l’opportunité de mettre
en œuvre à travers sa trilogie des Before
(Sunrise, Sunset et Midnight)
étalés sur dix-huit ans. La vie et le temps qui passent sont ainsi au cœur de
ses préoccupations de cinéaste qui le pousse à fuir l’artifice (plusieurs
acteurs pour un même personnage) afin d’instaurer une continuité saisissante au
sein d’un même film. Ainsi va-t-on suivre la croissance physique et mentale de
Mason, de ses 6 ans à son entrée à la fac, balloté entre des parents divorcés
et des déménagements répétés. Loin d’être un simple album de photos, Boyhood est l’évocation fluide et
émouvante d’existences en train de s’accomplir sur l’écran comme en dehors. Le
brouillage volontaire de la frontière place le spectateur face à un résultat
hybride où la curiosité cède sa place au plaisir de vivre quelque chose de
particulier et d’attachant.
D’un coup de pinceau, Mason (Ellar
Coltrane, épatante découverte à rebours) tout jeune enfant, efface les marques
de la toise dans ce qui fut la maison familiale. Premier déménagement d’une
longue série qui contient déjà cette idée des morceaux de soi que la vie nous
oblige à laisser derrière ses pas. Mason et sa sœur Samantha (Lorelei Linklater,
la propre fille du réalisateur) sont enfants de divorcés et se chamaillent
souvent, comme s’ils avaient pris le relais de leur parent : « Je ne me souviens que des cris et des
disputes » confessera la fille à son père. Ce dernier vient
rituellement les chercher dans sa Pontiac GTO noire, image repère qui
traversera les années tout autant que symbole d’un père un peu bohème qui
emmène ses enfants au bowling pendant que leur mère gère le quotidien. Jamais
le lien ne sera cependant rompu et certaines des scènes les plus réussies sont
celles entre Mason et son père qui abordent les différents âges de la vie (lors
du camping par exemple). Ces séquences sont l’illustration même de la double
dynamique formelle du film puisque Ethan Hawke / le père retrouve Ellar
Coltrane / le fils dans la fiction comme sur le tournage. Chacun en étant à un
point différent de sa vie. Outre la rigueur de jeu que cela implique pour
composer un personnage cohérent avec celui qu’on a joué des années
auparavant à un autre âge, cela amène nécessairement un rapport inédit qui mène
à cette complicité que le spectateur ressent.
Parmi ces spécificités, un tel
objet cinématographique amène une question légitime : comment sont
précisément gérées ces ellipses temporelles ? Car contrairement à des
films à la thématique approchante comme Le
premier jour du reste de ta vie (Rémi Bezançon, 2008), où les acteurs
changeaient peu malgré des âges différents, la modification physique de Mason est celle d’Ellar Coltrane. Plusieurs
années séparant les tournages, le corps se modifie, la voix mue, les coupes de
cheveux ne sont jamais les mêmes. À un âge (l’adolescence) où la métamorphose
est la plus spectaculaire, le résultat est saisissant de vérité. Il en va de
même pour les autres personnages / acteurs, telle l’excellente Patricia
Arquette en mère déterminée à reprendre sa vie en main ou Lorelei Linklater qui
de petite peste passe par l’appareil dentaire avant de devenir femme. Le fait
de laisser murir ainsi en dehors du champ de la caméra et sur des temps longs
ses acteurs permet au réalisateur de créer une continuité qui le dispense de
toutes indications temporelles autres que ces changements physiques naturels. Dans
la même optique, il montre les personnages dans leur époque de tournage. La
technologie est un repère voulu car c’est celui qui contextualise immédiatement
une histoire : des gros ordinateurs du début des années 2000 aux
smartphones actuels en passant par les consoles de jeu, ce temps qui passe
s’incarne là aussi, tout comme dans les réflexions qui ponctuent la croissance
de Mason.
« Qui veux-tu être ? », cette question existentielle
reviendra à deux reprises dans cette fresque de l’évolution, comme un écho au
début du film qui montre Mason contempler le ciel et les nuages, douce rêverie
face à l’immensité et son monde des possibles. L’enfant cherchera l’adulte
qu’il veut être, quoi faire, qui rencontrer, qui laisser partir, qui retenir. François
Truffaut a fait grandir Jean-Pierre Léaud à travers son inoubliable personnage
récurent d’Antoine Doinel (5 films sur 20 ans), Bergamn a réuni dans la fiction
un couple trente ans après leur première apparition au cinéma (Liv Ullmann et Erland
Josephson dans Sarabande, 2003),
Abdellatif Kechiche aimerait faire revenir Adèle,
Richard Linklater condense lui en une
seule vision les moments éparses de la vie. Son film est une éclosion à
plusieurs niveaux qui interroge in fine l’acte créateur en lui-même à travers
le geste du cinéaste : de quoi un film est-il la trace ?
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
25/07/14