Réalisé par Nuri Bilge Ceylan ; écrit par Ebru Ceylan et Nuri Bilge Ceylan
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... Le lent réveil
La consécration de la Palme d’Or
semblait comme en gestation depuis les débuts du réalisateur turc Nuri Bilge
Ceylan tant son cinéma n’a eu de cesse d’attirer les éloges. Déjà nommé à la
Palme d’Or du court métrage en 1995 puis obtenant le Grand Prix en 2003 pour Uzak, en sélection officielle mais
reparti bredouille avec ses deux films suivants, il renoue avec le Grand Prix
en 2011 pour Il était une fois en
Anatolie, voyage diurne et nocturne sur le plateau de cette péninsule
occidentale de l’Asie. Le jury présidé par Jane Campion salue donc avec force
son dernier film, Winter Sleep, qui
reste sur les terres anatoliennes et plus particulièrement dans la région de la
Cappadoce. Mais là où sa précédente réalisation menait des hommes à la
découverte d’eux-mêmes au fil de la route, nous sommes ici dans un décor
central, celui d’un hôtel troglodytique (typique de la région), tenu par Aydin,
homme d’un certain âge, ancien acteur de théâtre devenu riche propriétaire par
héritage. Il règne sereinement sur ses pierres, à l’écart du monde, perché sur
les hauteurs de la roche. Deux femmes habitent avec lui, sa sœur Necla, réfugiée
là après son divorce et sa jeune femme, Nihal. Aspect fondamental du cinéma de
Ceylan, la psychologie des personnages trouve un déploiement particulièrement
profond dans ce qui s’apparente à une fresque humaine intérieure agencée autour
de conversations-pivots. Film littéraire aux accents philosophiques et
mélancoliques (adapté de nouvelles de Tchekhov) où la parole construit un
cheminement, Winter Sleep est une
confrontation avec les autres qui mène au face à face avec soi-même.
Si l’aspect chaleureux et
accueillant de l’hôtel minéral est ce qui frappe d’emblée, avec sa superbe vue
sur la région et sa décoration soignée, on se rend rapidement compte de
l’aspect compartimenté des lieux, dû à la géologie de l’endroit, que la mise en
scène va exploiter. Ainsi la topographie précède-t-elle les pensées de
personnages dont on va découvrir les cloisons mentales au fur et à mesure.
Enserrée dans la roche, l’habitation plait autant aux touristes (le couple de
japonais) qu’elle est un carcan, conscient ou inconscient, pour le trio qui y
vit à l’année (d’autant plus en hiver et son hibernation forcée). Aydin (Haluk
Bilginer, qui livre une prestation marquante) passe beaucoup de temps dans son
bureau, creusé à part, et véritable mausolée du passé : les murs sont
tapissés d’affiches de ses anciennes pièces de théâtre qui côtoient les
reliques masquées d’un temps révolu (mises en valeurs par l’utilisation du
Scope). Sa sœur se languit (position horizontale récurrente) et étouffe dans ce
qu’elle considère comme un trou perdu. Quant à Nihal, on apprend qu’elle
possède son propre côté de la demeure, cette séparation géographique avec son
mari fait écho à celle, intime, d’une relation particulière où chacun doit
rester à sa place. Ce qui sera explicité lors de la scène de la réunion
des donateurs où elle lui demande de quitter la pièce. De la même façon, lors
de la visite de l’imam et de l’enfant vengeur, les femmes demeurent à table
dans l’espace cuisine tandis qu’Aydin prend les choses en main, tel un seigneur
prêt au baisemain, dans le salon.
C’est précisément une de ses
sorties hors de l’hôtel, dans la
vallée, qui va être le premier déclencheur d’un bouleversement en profondeur.
Il quitte sa tour d’ivoire pour se retrouver malgré lui confronté à une réalité
qui ne l’intéresse pas. C’est d’une façon forte et symbolique que son univers
se fissure littéralement : une pierre jetée sur la vitre de sa voiture.
L’impact est celui d’une vie sur une autre. En effet, c’est l’enfant d’une
famille locataire d’une de ses propriétés, récemment saisie pour loyers
impayés, qui vient d’exprimer sa rage. Ce qui marquera Aydin ? La saleté
du jardin, il en écrira même un article (il est également éditorialiste dans un
petit journal local). Il y a là pour lui décadence des valeurs. Car c’est bien
de ces grandes notions dont il va être question à travers la pratique du
quotidien. Le film rejoint en cela la pensée du philosophe américain Stanley Cavell
(qui a souvent pris les films comme objets de pensée) et de son approche basée
sur le principe de la conversation sur l’ordinaire.
On retrouve en effet, entre
autres, cinq longues et denses conversations dans Winter Sleep qui articulent véritablement la marche des esprits
vers un nouvel état. Tout d’abord celle que lance Necla sur la possibilité de
renoncer à contrecarrer le Mal dans le but de provoquer une prise de conscience
chez l’auteur du méfait ; ce qu’avec ironie Aydin veut appliquer au conflit
qui l’occupe. Puis entre ces deux derniers, où d’un propos anodin se développe,
au rythme des reproches acerbes qu’elle lui fait, une vision de sa propre
existence. Il ne serait pas ce qu’il aurait dû devenir. La troisième est un
tête à tête tendu et pathétique avec sa femme où les mots secs et durs sont
jetés au visage, le couple se dit les choses, enfin et pour la première fois. Viendra
ensuite celle qui mettra aux prises Nihal et le père de l’enfant, ce qui fera
voler en éclat ses notions morales. Enfin, une discussion avinée entre Aydin et
deux compères où l’on citera Shakespeare lors d’une escapade qui n’aura pas
lieu. Bien que filmé en écran large, Ceylan choisit le plan rapproché pour nous
immerger dans ces échanges, souvent nocturnes, où quelque chose de l’ordre du
changement est à l’œuvre. Tels les personnages romanesques de Proust (La Recherche) ou de Butor (La modification), Aydin choisira cette
voie en sommeil poussée à l’éveil par l’expérience du vécu. « C’est à chacun qu’il revient de trouver la
fin du voyage en chaque pas du chemin, en son allure propre » (Stanley
Cavell, Qu’est-ce que la philosophie
américaine ?).
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
06/08/14
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