Écrit et réalisé par Christophe Honoré; d'après l’œuvre d'Ovide.
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... Le désir du Mythe
Christophe Honoré est audacieux
et c’est tant mieux. Et il en fallait de l’audace pour aller chercher dans les
douze mille vers des Métamorphoses, écrits
par Ovide dans les premières années après J-C, de quoi faire un film. Non pas
par difficulté d’y trouver une histoire, il y a plus de deux cent récits
mythiques, mais d’y savoir y prélever certains épisodes qui, dans un nouvel
agencement, permettraient l’éclosion d’un tout cohérent doué d’une dynamique
progressive. Les Arts (peinture, sculpture, musique…) se sont depuis bien
longtemps déjà emparés de ces voyages évocateurs, mythologiques, épiques,
primitifs. L’art des images en mouvement se joint donc au cortège et Christophe
Honoré, avec une délectation certaine, projette en plein XXIème
siècle, entre le bucolique et les barres d’immeubles, des héros divins d’un
autre temps dans un entrechoquement cru, surréaliste et poétique. Car là est la
démarche du réalisateur : injecter dans notre monde d’aujourd’hui les
mythes d’hier. Et faire naître la réflexion. Il conçoit une trame habile et
séduisante : une jeune lycéenne, Europe (Amira Akili), après sa rencontre
avec un certain Jupiter (Sébastien Hirel), va découvrir, en s’enfonçant dans la
nature, des histoires surprenantes et édifiantes qui la changeront à jamais.
Segmenté en trois étapes, le film s’organise autour de rencontres pivots :
Jupiter, Bacchus (Damien Chapelle) et Orphée (George Babluani) seront les trois
figures masculines auxquelles Europe sera confrontée. Cinéaste du désir (en
déclin dans Homme au bain, amoureux
dans Les chansons d’amour, malsain
dans Ma mère), Christophe Honoré
caresse ici celui du mythe avec son
envie d’ailleurs et sa quête de sens.
La première apparition de Jupiter
formalise la transposition contemporaine de récits antiques, au taureau blanc
sous l’apparence duquel se dissimule le Dieu pour enlever Europe chez Ovide,
succède un camion rugissant aux vitres teintées. L’animal emmenait la jeune
fille loin de ses compagnes de jeu, le véhicule entraîne la lycéenne loin de
ses camarades. De ces contrastes, le film fera sa marque. Jeans, baskets et
débardeurs (bien que le nu soit de rigueur) sont les attributs vestimentaires
de ces Dieux personnifiés auxquels on ne peut résister. « Il faudrait que tu me croies pour que ce soit profitable »,
ainsi débute la relation entre Jupiter et celle qui vient d’être happée dans
une autre vision du monde. Ces paroles ont valeur de pacte aussi bien pour la
jeune fille que pour le spectateur : il va falloir accepter d’être dérouté
et détourné et se laisser guider dans cet étrange corps à corps avec des
personnages malicieux et pernicieux. Cette expérience initiatique est aussi
celle d’un langage et d’une diction, en particulier pour Jupiter, qui
s’exprime, dans une certaine mesure, tel un personnage issu d’un film du
dramaturge et cinéaste Eugène Green (Le
Pont des Arts, 2004). C’est-à-dire dans un phrasé littéraire et posé,
presque sentencieux. D’autres, au contraire, tranchent avec le classicisme et
s’exprime dans le langage courant, comme Europe, ou Junon (Mélodie Richard) qui
lance une insulte à Tirésias. Ces mélanges formels sont moins une cohabitation
qu’une fusion, telle une métamorphose, entre les époques et les êtres.
La symbolique aquatique est
d’ailleurs omniprésente, chaque personnage va, à un moment ou un autre, être au
contact de l'eau. Christophe Honoré fait se succéder au début du film de
nombreux plans de surfaces aqueuses (le film est tourné dans le
Languedoc-Roussillon) : élément fondamental de la vie, l’eau est dans Métamorphoses synonyme de pérennité (elle s’écoule en
ces lieux depuis des siècles) mais surtout de changement, de mutation, de
basculement. Ainsi, le couple âgé vient-il y mourir tandis que le pauvre
Hermaphrodite y est piégé par la nymphe Salmacis dans une scène fidèle au récit
d’Ovide. C’est encore avec de l’eau que Jupiter baptise à sa façon Europe avant
de l’initier au plaisir. La scène d’Orphée et Eurydice est réinventée sous la
forme d’une immersion sous-marine. Cela fait partie d’un ensemble plus large
qui voit la nature communier avec ceux qui y vivent. Le vent balaye les herbes
hautes, Europe enlace les arbres et leurs écorces, le végétal se fait sensation
et acquiert une dimension mystique comme on peut le ressentir dans les films de
Terence Malick. Toujours dans une approche poreuse, le film revient sans cesse
aux pieds des tours de la cité d’où vient Europe et au loin s’entend souvent le
son des voitures pendant une scène bucolique. Le temps comme l’espace
topographique dialoguent et c’est du haut d’une tour que Narcisse paiera sa
beauté lors d’une scène stylisée.
L’invocation d’Ovide au début de
son long poème est reprise au début du film et complétée à la fin: « Je me propose de dire les
métamorphoses des formes en des corps nouveaux… ». Mise en exergue par
Christophe Honoré, la phrase devient sienne, celle d’un réalisateur qui s’est
saisi d’un contenu littéraire foisonnant qu’il transforme en un film hybride
miroitant. Il rejoint Ovide sur la volonté de faire traverser au temps ces
histoires lointainement proche. Des hommes et des femmes s’aiment, se
jalousent, se déchirent, dans la forêt, au bord de l’eau ou sur une dalle de
béton. Europe est une adolescente qui apprend, découvre et qui fondamentalement
veut « vivre une histoire »
comme elle l’écrit en lettres de pierre. Témoin de ces corps qui deviennent
génisse, chauve-souris ou lion, il faudra à Europe choisir son destin. Sa
métamorphose lui appartient.
Publié sur Le Plus du NouvelsObs.com
06/09/14