Réalisé par Denis Villeneuve, écrit par Javier Gullón d'après le roman de José Saramago
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... L'Autre est soi
Après avoir posé la question du
Mal et les limites de la vengeance dans le captivant et éprouvant Prisoners, le réalisateur canadien Denis
Villeneuve poursuit sa mise en scène du bouleversement en confrontant son
personnage non plus à une menace venant de l’extérieur mais à un traumatisme
interne : comment réagir à la découverte d’un autre soi ? Adapté du
roman de José Saramago, le réalisateur
choisit un sujet dense qui se prête au cinéma, il a d’ailleurs souvent été
travaillé sous différentes formes et avec des angles d’attaques variés. C’est
que le double fascine, il traverse une grande partie de l’œuvre de De Palma et
permet à Hitchcock de réaliser un de ses chef d’œuvre, Vertigo (1958), car il met en
question l’unicité de l’être et ouvre des perspectives aussi fascinantes
qu’angoissantes. Et c’est bien là ce qui intéresse le réalisateur d’Enemy, empruntant la voie du suspense
psychologique, il va mener Adam à la rencontre de son propre visage, de sa
propre voix chez un autre. Découvert fortuitement, ce reflet physique pousse Adam
à modifier sa vie qui va désormais se trouver un nouveau centre de gravité.
Mais au-delà des apparences, Adam et Anthony, son sosie parfait, ont-ils
vraiment le même caractère ? Et comment gérer cette nouvelle équation sans
déclencher un désordre échappant à tout contrôle ?
Situant son intrigue dans
Toronto, Denis Villeneuve choisit d’en faire une ville oppressante et les
nombreux immeubles qui la constituent vont se dresser de façon récurrente
autour des personnages. Les prises de vues aériennes les replacent sans cesse
dans le verre et le béton, la multitude des fenêtres cache l’horizon et
provoque l’étouffement, l’urbanité est comme écrasante. L’ostensible brume de
pollution, volontairement mise en avant, fait baigner l’ensemble dans une
atmosphère inquiétante, fantastique. Il tire aussi profit de l’architecture
nouvelle de la ville en situant l’appartement d’Anthony à proximité des deux
fameux gratte-ciels Absolute World
(aussi surnommées Marylin Monroe Towers
pour leur spectaculaire forme vrillée). Ces deux géantes se ressemblent mais
sont pourtant différentes, à l’instar des deux hommes au style de vie
divergeant. En effet, Adam (Jake Gyllenhaal, qui jouait déjà dans Prisoners) mène une vie terne et
répétitive tels les cours d’histoire qu’il dispense et qui, ironie, traitent de
la répétition de l’Histoire. Il est ce personnage fatigué et effacé qui dans Le Double (Richard Ayoade, sorti il y a
deux semaines) rencontrait son miroir au caractère opposé. Anthony, un acteur
jouant des petits rôles dans des films, se révèle ainsi sûr de lui, dominant et
calculateur (il cache à sa femme la prise de contact avec Adam).
Dans le sillon de La double vie de Véronique (Kieślowski,
1991, deux femmes identiques ignorant l’existence l’une de l’autre vivent deux
vies distinctes jusqu’à ce que l’une découvre l’autre), Enemy s’oriente néanmoins vers le thriller et le cauchemar (une
araignée dangereusement fascinante hante les images). Voulant en savoir plus
sur Anthony, Adam usurpe son identité (tel David Locke dans Profession : reporter, Antonioni,
1975) et se glisse dans la peau de celui qu’il n’est pas (scène à l’agence puis
trompe le gardien d’immeuble), jouant ainsi un rôle alors même que celui qu’il
imite est précisément acteur. Vertigineux tour de passe-passe. La découverte du
double, à travers le visionnage d’un film, se déroule d’ailleurs en deux temps.
C’est parce qu’Adam choisit de bousculer ses
habitudes (location d’un film) qu’il va apercevoir cet acteur ou plutôt se souvenir de l’avoir vu. Fondamentale
séquence où il se réveille en sursaut car il vient de rêver du film et s’être
vu dedans. Pourtant il n’avait rien remarqué à la première vision, c’est le
travail de l’inconscient qui le révèle à son double. « Le chaos est un ordre qui n’aurait pas encore été
déchiffré », cette phrase mise en exergue au début du film contient
cette latence en question et le trouble qui en résulte. Cet autre soi n'est-il
pas le moyen d’orienter sa vie vers ce qu’elle devrait réellement être ?
Qui est à la place de qui ?
Si Adam est perturbé et glisse du
côté métaphysique « J’ai senti que
vous alliez m’appeler », Anthony est plus pragmatique et une fois la
surprise passée va voir dans ce dédoublement le moyen de satisfaire ses
pulsions physiques. Car c’est là le biais particulier qu’emprunte le
film : aux deux hommes correspondent deux femmes, l’une est enceinte, l’autre
pas, l’une sait pour le sosie, l’autre non. En initiant la rencontre avec son
double, Adam n’a-t-il pas ouvert une boîte de Pandore qui lui échappe ?
Lui qui répète dans ses cours que le contrôle permet le pouvoir n’est-il pas en
train de subir la substitution ? L’irruption d’une inquiétante étrangeté
envers soi et les autres ramène le film du côté du Locataire (Polanski, 1976) qui voyait le personnage en perdition se
poser la question que distille Enemy :
« A partir de quel moment précis
n’importe quel individu s’arrête d’être celui qu’il croît être ? ».
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
30/08/14
30/08/14
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