Écrit et réalisé par Matthieu Delaporte et Alexandre De La Patellière
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... Sous la peau
Changement de registre radical
pour Matthieu Delaporte, le réalisateur de La
Jungle (2006), sympathique road-movie intra-muros avec un Guillaume
Galienne pas encore aussi populaire qu’aujourd’hui puis du Prénom, succès public en 2012 qui a permis à Guillaume De Tonquédec
d’obtenir le César du meilleur second rôle masculin. Co-écrit avec son complice
de longue date, Alexandre de la Patellière, Un
illustre inconnu est un drame identitaire qui tranche fortement avec ses
films précédents. L’oxymore du titre met l’accent sur l’insignifiance d’une
vie : celle de Sébastien Nicolas, agent immobilier terne aux costumes gris
et étriqués, qui semble comme absent dans son rapport au monde et à ses
semblables. Alors, pour fuir ce vide, Sébastien s’évade dans la vie des gens
qu’il croise. Littéralement. Il observe puis décide de qui il va endosser
l’identité et le visage. Car Sébastien ne se contente pas d’entrer dans la vie
d’un autre, il devient cet autre.
Passionnante, l’idée du film repose également sur la capacité d’un acteur à
changer de physique en profondeur, défi que relève Mathieu Kassovitz avec
réussite. Matthieu Delaporte met en scène, à travers cette incursion dans
l’inquiétant changement de soi, les apparences pour mieux s’immiscer dans les
carences. Jusqu’où Sébastien est-il prêt à aller pour vivre la vie de celui
qu’il n’est pas ? A trop vouloir se défaire de son identité, ne
risque-t-il pas de se prendre à sa propre métamorphose ?
« Si je n’ai pas existé, il m’a bien fallu vivre », c’est
par cette terrible constatation que Sébastien Nicolas analyse son existence.
L’homme est amer : alors qu’a lieu le baptême de son neveu, moment de joie
et de partage, lui reste en retrait, comme étranger à l’agitation qui règne autour
de lui. Des réponses brèves composent son discours. Assis dans la voiture à
côté de son neveu, il semble l’ignorer. La non-spécificité de son patronyme
(qui est aussi un prénom) semble contenir le banal et l’interchangeable. Dans
une maison à l’intérieur dépourvu de tout intérêt, le temps semble s’être
arrêté comme la routine (son armoire aligne les mêmes costumes) s’être
inexorablement installée. « Connait-on
vraiment les gens ? » s’interroge le prêtre à qui Sébastien s’est
brièvement confié. Et en effet, dans le sous-sol de son pavillon, derrière une
porte à code, il dissimule une tout autre vie : celle d’un homme qui prend
l’apparence physique d’inconnus qu’il a au préalable repérés et étudiés. Cette
pièce secrète est comme un compartiment mental qui renferme une psychologie
déviante ; à la personnalité lisse de la surface répond une multitude
d’autres, souterraines. Méthodique, il suit celui qu’il a décidé de devenir
(rappelant en cela le Following (1998)
de Christopher Nolan) avant de se grimer à l’identique pour, lors d’une absence
de la personne, s’installer chez elle le temps de vivre à sa façon (mêmes gestes, même intonation de voix, mêmes activités).
Si Walter Mitty (dans le film de Ben Stiller en 2013 comme dans l’original de McLeod
en 1947) rêvait des instants de sa vie et devenait celui qu’il voulait par le
pouvoir de l’imagination, Sébastien Nicolas a besoin, pour se sentir vivant,
d’incarner une autre personne jusque dans sa chair.
« Vous êtes comme un chat, on vous oublie puis on vous
croise ». Ainsi est défini Sébastien par Henri de Montalte, illustre
(deuxième sens du titre qui annonce la rencontre) violoniste misanthrope et
vieillissant ayant dû abandonner sa passion suite à un accident, et qui va
amener, malgré lui, Sébastien à se surpasser dans son art usurpatoire. Son
métier d’agent immobilier est idéal pour le but qu’il poursuit : il fait
visiter des lieux avant de visiter les vies qui vont y habiter. Une mécanique
bien rodée n’a qu’une chose à craindre : l’enrayement. Sébastien a pu
enchainer les incarnations car il est toujours parvenu à ne pas entrer en
contact avec l’entourage de la personne dont il endosse l’identité (sauf de
façon impromptue : scène du métro). Or, c’est bien ce qui va se produire
avec Henri de Montalte, le mettant face aux limites de l’expérience. Dans L’homme qui voulait vivre sa vie (Éric
Lartigau, 2010), Romain Duris était confronté à la même problématique, lui qui
avait pris l’identité d’un autre pour se réaliser en tant que photographe. Mais
que veut devenir Sébastien ? Entrer dans les peaux d’autrui, marcher dans
des pas qui ne sont pas les siens étaient des actes à durée limitée dont la
finalité semblait être de ressentir enfin quelque chose (le rire devant le
spectacle d’un humoriste, la compassion à la réunion des alcooliques anonymes)
par mimétisme uniquement. Un rôle de composition donc. L’interaction avec
l’entourage du musicien va le faire entrer dans une nouvelle dimension de l’incarnation,
la simulation faisant place à l’émotion, avec la tentation du point de
non-retour.
Matthieu Delaporte tisse
habillement un piège psychologique et physique autour d’un personnage procédant
nécessairement de la mise en abyme. En effet, Mathieu Kassovitz (investi et
saisissant) joue Sébastien qui lui-même incarne d’autres personnages. On le
voit ainsi travailler la tessiture vocale d’Henri de Montalte : c’est à la
fois le personnage fictionnel qui répète tout autant que l’acteur du film.
Encore plus troublant : Kassovitz interprète également Henri avant que
Sébastien ne le devienne. Vertigineuses séquences où ils sont côte à
côte : deux personnages, deux visages, un acteur qui dialogue avec celui
qu’il est, qu’il n’est pas et qu’il va devenir. On pense évidemment dans une
certaine mesure au magistral Holy Motors
(2012) de Leos Carax et à la performance de Denis Lavant dans sa partition de
rôles. Un illustre inconnu interroge
la place de chacun dans son rapport aux autres et à soi-même, l’être humain se
passionne pour savoir d’où il vient, mais sait-il seulement à quel moment il
devient lui-même ?
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
22/11/14