Réalisé par Jean-Pierre Améris ; écrit par Jean-Pierre Améris et Philippe Blasband
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... La pulsion de la connaissance
Le cinéma de Jean-Pierre Améris
est celui de la rencontre, les personnages qu’il filme se découvrent, s’affrontent,
s’aiment ou se quittent mais ils vont au moins emprunter une route commune face
à l’adversité, et faire front, ensemble. Ainsi, Dimitri va-t-il accepter la
mort grâce à Suzanne et sa joie de vivre dans C’est la vie (2010), tandis que la petite Élisabeth fera son voyage
initiatique avec Yvon, échappé d’un asile dans Je m’appelle Élisabeth (2006). Marie
Heurtin s’inscrit dans cette lignée à travers deux personnages, Sœur Marguerite
et la jeune Marie, que la vie va mettre sur un même chemin. Inspiré d’une
histoire vraie se déroulant à la fin du XIXème siècle, le film est
le récit d’un apprentissage, celui d’une sourde et aveugle de naissance qu’une
bonne sœur va prendre sous son aile. Jean-Pierre Améris sait traiter la
particularité physique ou sentimentale, il l’a déjà fait dans Les Émotifs anonymes (2010) et dans son
film précédent, L’homme qui rit (2012).
Nombre de ses personnages ont ainsi un handicap, qu’il soit visible ou
psychologique, qui complexifie en apparence leur rapport aux autres et au monde.
Marie est donc de cette famille-là : n’ayant jamais quitté ses parents, son
arrivée dans une congrégation religieuse qui s’occupent des sourdes est des
plus compliquée. D’ailleurs, la mère supérieur n’en veut pas. Il faudra toute
la détermination et l’enthousiasme de Sœur Marguerite pour que Marie devienne
une pensionnaire. Mais, sans expérience, saura-t-elle s’occuper de cette enfant ?
Jusqu’à quel point est-elle prête à s’engager ? Cette épreuve commune ne
sera pas sans conséquences sur le ressenti profond de ces deux êtres que le réalisateur
filme avec une belle délicatesse.
« Aujourd’hui, j’ai rencontré une âme ». C’est ainsi que Sœur
Marguerite narre sa première rencontre avec Marie dans son journal. Par cette
phrase, elle met l’accent sur une intériorité, sur ce qui vit dans ce corps
sourd et aveugle et qu’elle souhaite vivement faire émerger. Il y a bien sûr
une démarche proche de celle de la foi religieuse : elle croit à la
possibilité d’amener la petite dans le monde de l’échange et du partage avec
autrui alors même que cette dernière n’est que bruit et fureur. Sa croyance
passe outre cette apparence : elle est déjà dans l’affect. Leur première
rencontre est d’ailleurs symbolique puisqu’elle se passe par le toucher.
Véritable « sauvageonne » comme Marguerite le dit elle-même, Marie s’échappe
tel un animal effrayé et trouve refuge dans un arbre, faisant corps avec cette
nature dont elle a l’habitude. La main de Marguerite (impeccable Isabelle Carré,
toute en sobriété et empathie) ira alors chercher celle de l’enfant. Le contact
est établi, la sœur a acquis sa certitude. Les sens sont ainsi au cœur du film
comme de la vie de Marie, privée de deux, c'est grâce à l’olfactif et au
toucher qu'elle appréhende le monde, d’une autre
façon. C’est en palpant les visages et en sentant les mains qu’elle fait
connaissance avec l’ensemble des sœurs, conférant une intimité certaine à cette
interaction puisque toujours basée sur la proximité, ce que réussit bien à
rendre Jean-Pierre Améris à travers le jeu d’Ariana Rivoire, elle-même sourde.
Elle impressionne dans ce rôle, entre colère et apaisement, et rend prégnant
les tourments de son personnage par ses gestes, ses expressions et sa manière
de se mouvoir comme cela pouvait être le cas dans le film choc The Tribe (2014) avec uniquement des
acteurs sourds.
Cette relation naît sous les
coups : du refus de quitter la maisonnée parentale (scène du débattement) au
rejet de conventions sociales dont elle ignore la pratique (scène du
réfectoire). Le réalisateur choisit de faire durer ces scènes tendues et de les
inscrire dans un temps qui est celui de la douleur : Marguerite effectue
là son chemin de croix et elle en souffre physiquement (son état de santé est
fragile) et moralement (à bout, elle envisage de renoncer). Ces scènes et cette
histoire se regardent en miroir du remarquable et incontournable Miracle en Alabama (Arthur Penn, 1962) qui s’inspirait également d’un
cas réel similaire. Dans ces deux films, la figure de la femme dévouée émeut.
Marguerite fait don de soi dans cet apprentissage long et difficile où elle est
liée viscéralement à Marie. N’est-elle pas attachée, littéralement, à elle lors
du trajet inaugural ? La ceinture qui les retient l’une à l’autre est un cordon
de vie, un lien physique d’abord subit qui devient émotionnel et sensitif.
Comme dans L’enfant sauvage de Truffaut (1970), Marguerite va enseigner, par
la répétition des attitudes à avoir dans la société (s’assoir à table, s’habiller,
se coiffer, tenir une fourchette), une conduite que Marie se doit de suivre.
Tout est à apprendre pour cette enfant qui n’a jamais été obligée à rien. La
démarche de la bonne sœur est de pousser celle qui est aveugle et sourde à
comprendre les choses en leur donnant un sens. Une des scènes les plus emblématiques
est celle du couteau. L’objet préféré de Marie qu’elle hume et touche sans
avoir conscience de sa définition et de sa fonction. Il fait sens pour elle, à
Marie de lui faire comprendre le sens commun. L’enseignement du langage étant l’étape
suivante et déterminante. Investie de tout son être, Marguerite se met d’ailleurs
brièvement dans la situation physique de Marie en se bandant les yeux et en se
bouchant les oreilles pour éprouver ce qu’elle ne connaît pas. Dans Peindre ou faire l’amour (2005), les
frères Larrieu faisait d’ailleurs de même avec le spectateur en proposant momentanément
un écran noir pour épouser la vision du personnage aveugle. Ainsi, ces partages
de sensations (Marguerite dira de Marie qu’elle lui fait découvrir « un monde où tout ce qui est vivant palpite
sous les doigts ») font du film de Jean-Pierre Améris un accomplissement ;
d’une légèreté grave, il est une leçon de persévérance qui mène à la pulsion de
la connaissance.
Publié par Le Plus du NouvelObs.com
Publié par Le Plus du NouvelObs.com
15/11/14
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