Réalisé par Abderrahmane Sissako ; écrit par Abderrahmane Sissako et Kessen Tall
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... La loi des hommes
Il aura fallu huit ans au
cinéaste Abderrahmane Sissako pour présenter un nouveau film après Bamako, projeté hors compétition à
Cannes en 2006. Timbuktu (nom de la
ville de Tombouctou, au centre du Mali, en langue touareg) a été présenté cette
année en compétition officielle à Cannes, il a obtenu le Prix du jury
œcuménique. Le réalisateur, à travers
ses courts ou longs métrages, a souvent situé ses histoires sur le continent
africain, en particulier en Mauritanie, son pays natal. Il s’inspire ici directement
des événements survenus au Mali en 2012, envahi par des djihadistes. De cette
invasion à huis clos, on se souvient des images des mausolées détruits par ces
islamistes radicaux mais qu’en a-t-il été de la population ? C’est
précisément ce qui intéresse Sissako : derrière les dunes, sous la tente
ou dans une maison, à bord d’une barque ou d’une moto, il y a des hommes, des
femmes et des enfants dont l’existence se voit soudainement perturbée par
l’instauration d’un nouvel ordre. D’une beauté et d’une finesse remarquable, Timbuktu est ainsi la vision d’un
conflit à travers les gestes du quotidien et les échanges verbaux. Le fil
conducteur du film repose une famille Touareg (Kidane, le père, Satina, son
épouse et leur jeune fille) vivant dans le désert aux alentours de Tombouctou
et qui va être confrontée, de façon dramatique, à la loi instaurée par les
radicaux. Empreint d’une langueur poétique, le film de Sissako est une vibrante
déclaration à ceux qui résistent pacifiquement à l’oppression avec toute la
dignité qui est la leur.
« Où est Dieu dans tout ça ? » : la question de l’Imam
local à un des djihadistes résume bien le sentiment commun face à
l’investissement de la ville par ces hommes armées prônant de nouvelles mœurs.
Et c’est par des exemples concrets issus du quotidien de cette population que
le réalisateur, de façon simple mais signifiante, montre l’absurdité des
décisions. Comme cette vendeuse de poisson qu’on veut obliger à mettre des
gants et qui préfèrent se faire arrêter que de se plier au non-sens. Ces
djihadistes semblent d’ailleurs bien désœuvrés, réduis à traquer les sonorités
musicales nocturnes de ce qui s’avèrent être des louanges à un Dieu commun.
Cette interdiction de la musique nous rappelle celle des Chats persans (Bahman Ghobadi, 2009) où un groupe de rock iranien était
condamné à la clandestinité dans son propre pays. Tandis que les quelques
notes, bravant l’interdit, entonnées
dans une chambre de Tombouctou font écho à celles, libératrices, de Melé,
la chanteuse de bar de Bamako. Car si
les oppresseurs se montrent bornés avec la population, ils le sont moins avec
eux-mêmes, pas à une contradiction prêt, ils ne respectent pas nécessairement
les principes qu’ils imposent.
Ainsi, un des chefs djihadistes,
Abdelkrim (Abel Jafri), fume en cachette et s’intéresse à Satima (alors que
lui-même traque les adultères) qui lui tient tête avec une réflexion des plus
savoureuses, le renvoyant au simple bon sens. Que dire également de l’éloquente
séquence du témoignage enregistré qui tourne au fiasco devant l’impossibilité
pour la jeune recrue de mettre de la conviction dans des propos dont il semble
lui-même peu convaincu. Ou encore, au détour d’une ruelle, ces trois islamistes
qui discutent football bien qu’ils viennent pourtant d’en interdire le jeu. Ce
qui donne lieu à l’une des scènes les plus fulgurantes du film : la
pantomime d’un match de football devant des djihadistes humiliés par l’expressivité
poétique d’une résistance latente.
Le film, tourné dans les superbes
paysages du désert mauritanien et au format scope, met en jeu deux espaces
topographiques : celui de la ville où les djihadistes, comme des oiseaux
de mauvais augures, sont perchés sur les toits ; et celui du désert où
vit, sous la tente, la famille touareg. Kidane (Ibrahim Ahmed), Satima (Toulou
Kiki) et leur fille vivent paisiblement avec leurs bêtes. Isolés, ils semblent
à l’abri de l’influence néfaste des islamistes. Le réalisateur filme cet
endroit comme un paradis sableux pour mieux créer le contraste avec la menace
djihadiste qui finit par pénétrer ce sanctuaire traditionnel avec sa monture
mécanique. En effet, ces fameux pick-up que l’on a souvent vus dans les
reportages, sont leur moyen privilégié pour se déplacer. L’irruption d’un de
ces véhicules dans l’horizon désertique est synonyme de trouble et de
supériorité exhibée : les habitants, eux, sont toujours à pied. Une scène
très forte met d’ailleurs face à face l’humain et la machine, la résistance et
l’oppression. Bras tendus, l’originale de la ville, une femme haute en couleur,
fait barrage de son corps à l’ennemi dans son pick-up. Citation visuelle de la
mythique image de l’homme chinois bravant un char sur la place Tian'anmen. Car
si l’histoire se passe en Afrique, les actes et leurs résonances sont
universelles.
Il y a d’ailleurs dans le film
plusieurs langues parlées (arabe, anglais, berbère, français) et la présence
d’interprètes. Les consignes restrictives, proférées par haut-parleur, le sont
ainsi en deux langues. La parole est multiple mais elle est répression au lieu
d’être communication. Le seul moment où l’un des chefs djihadiste manifestera
oralement de l’empathie, il indiquera précisément à l’interprète de ne pas
traduire. Timbuktu est un film à
l’esthétique certaine, qui sait faire d’une dune un paysage sensuel là où
l’oppresseur en fait un tombeau ; sans effets autres que l’observation des
conséquences de l’occupation (jusqu’au pire), Sissako réussit, avec un style à
la fois doux et pugnace, à porter loin le désolant constat d’une situation que
subissent toujours d’autres populations. Une des premières images témoigne
admirablement bien de sa vision : des statuettes en bois sculpté servent
de cibles aux tirs des djihadistes, la plupart sont renversées sur le sable,
mais deux sont encore debout. Abîmées mais dressées face à l’adversité.
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
13/12/14