Réalisé par Larry Clark ; écrit par Mathieu Landais et Larry Clark
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... Les pores du désir
Alors qu’il fêtera ses 72 ans
dans quelques jours, le réalisateur américain Larry Clark a encore des choses à
montrer sur la jeunesse et il le fait avec la force et le fracas qu’on lui
connait. Ses films sont ceux d’une géographie, celle d’un continent aussi vaste
que singulier et protéiforme : celui de l’adolescence. Explorateur au plus près de générations qu’il
n’a eu de cesse de photographier ou de filmer dans une intimité crue, souvent
perçue comme dérangeante car sans détour. Avec The smell of us (interdit aux moins de 16 ans), Larry Clark ajoute
un nouveau segment à sa fresque, dans la continuité d’une iconographie qui lui
appartient. Chacun de ses films peut être situé sur une carte car à la
géographie des corps répond une géographie des lieux (Floride, Californie, Los
Angeles…) qui pour la première fois sort de l’Amérique. Le réalisateur choisit
en effet Paris pour un film tourné avec des acteurs français. Quel regard
porte-il sur une certaine jeunesse française ? C’est par le biais d’une
histoire qui heurte, celle de jeunes garçons
lycéens qui se prostituent, qu’il choisit d’aborder son implacable
immersion. Mais point ici de réseau ou de souteneurs (à l’inverse de l’organisation des passes par de jeunes
sourds-muets dans The Tribe) :
aujourd’hui tout passe par internet et ces garçons accomplissent cette activité
comme d’autres ont une activé extra-scolaire, dans la bonne humeur apparente.
C’est d’ailleurs au travers les expériences d’un groupe de skateurs, et en
particulier Math (Lukas Ionesco), l’éphèbe blond, et de son inséparable acolyte
JP (Hugo Behar-Thinières), le brun ténébreux, que Larry Clark, toujours aussi
percutant, va une nouvelle fois sonder ces corps à vif. Dans ces rapports
charnels dépourvus de romantisme s’exhalent aussi bien une animalité, une
vénalité, qu’un abandon de soi, non pas dans le désir mais dans l’aversion.
La pudeur n’a pas sa place dans The smell of us, ces ados délurés
s’entendent bien, jusqu’à copuler, une fois les planches de skate posées, au
milieu de leur groupe d’amis sans que cela les perturbe. Le ton est donné.
Incision frontale dans ce qui reste tabou : la liberté sexuelle que
s’offre une jeunesse loin du regard des
adultes. Car qui est choqué ? Certainement pas cette joyeuse bande, tout
se passe dans une convivialité que Larry Clark ne se contente pas seulement de
filmer. Au-delà de l’image de l’acte, c’est la question du regard sur l’intime
et du rapport à l’autre qui est posée. Les ébats sont publics sans être
exhibitionnistes, ces ados sont décomplexés et n’ont aucun jugement moral sur
ce qui se passe. Ils sont dans un monde clos à l’intérieur duquel ils vivent
comme bon leur semble. Ce qui rappelle la scène finale de Ken Park (2002) où le trio s’isolait pour former une entente
libérée de toutes pressions extérieures. De la même façon, Math et JP ont
intégré à leur quotidien leur activité d’escort boy : ils cherchent
ensemble des clients entre deux visionnages d’exploits de skateurs. Il y aura sans
cesse ce hiatus entre une vie d’adolescent normée et cette incursion dans un
monde adulte via des rapports tarifés. L’étudiante mineure de Jeune et Jolie (Ozon, 2013) empruntait
la même voie, par envie, contrairement à Math qui semble subir une situation
qu’il a pourtant décidée.
Car s’il est question de désir,
ce n’est pas de celui des protagonistes : ils accomplissent sur demande,
moyennant finance, ce qu’on exige d’eux (comme le couple à peine majeur de Complices, 2010), le plaisir est exclu
du rapport qu’ils ont avec l’adulte. D’autant plus qu’il s’agit de clients
d’âges murs pour qui ils n’ont aucune attirance. « Est-ce que je sens encore ? » demande Math à JP après
avoir pris une douche. Comme s’il fallait se laver d’une souillure, se défaire
d’une peau outragée. Math se plaint de ce qu’il a dû faire avec un client mais
retrouve sa posture ambivalente : il exprime un dégoût sur un ton badin.
Il va ainsi de plus en plus devenir absent à lui-même pendant ses rendez-vous
avec les clients. Larry Clark choisit de répéter un même plan pour marquer
cette perte de soi, cette passivité macabre qui domine dans les ébats. La tête
de Math est filmée légèrement penchée, les yeux dans le vague, avec une lumière
saturée. L’ange blond est comme inerte, déchu, le client en vient à lui donner
des claques pour le faire réagir. Il n’y a plus que la chair en gros plan
clinique et elle est triste. Mais Math se complet dans l’attraction / répulsion
de ses propres actes. La scène de la boite de nuit permet à Larry Clark d’exprimer
ces contradictions à travers une mise en scène inspirée. Il nous fait passer en
un instant de l’odeur de la sueur, de l’animalité des désirs, des corps exaltés
par la musique techno à un instant de grâce où l’angelot, sur une musique
soudainement jazzy, semble s’extraire
brièvement du bruit et de la fureur. Peine perdue. Le personnage du vieux clochard
(interprété par le réalisateur) qui gravite autour du groupe, résonne comme le
devenir dégénéré de Math. Moqué, il est surnommé Rockstar, ironie pour celui
qui est devenue une loque.
La vision décapante de Larry
Clark s’accompagne d’une mise en abyme à travers le personnage du filmeur.
C’est un des camarades de Math et JP qui a la particularité de filmer les
acrobaties des skateurs (personnages souvent vus chez Larry Clark, voir Wassup Rockers) comme les rendez-vous de
Math avec ses clients, avec le plus grand naturel. Cette utilisation de la
vidéo permet au réalisateur de faire un travail intéressant sur l’image en
accentuant le fourmillement ou la pixellisation. Un rendu vintage surprenant à
l’heure de la haute définition. La scène au milieu du groupe, évoquée plus
haut, devient ainsi un moment d’abstraction. Et que le Palais de Tokyo (avec
son musée d’Art moderne) soit le lieu privilégié où s’exercent les skateurs
n’est pas anodin. Tout comme le fait que l’appartement d’un client, lors d’une
scène centrale d’orgie dévastatrice, ressemble à une galerie d’art sauvage que
se serait réappropriée cette jeunesse. « T’en fais quoi de ces vidéos ? » lui demandent les autres,
question sans réponse. Au spectateur de leur donner un sens face à des
adolescents qui sont dans l’action. Car The
smell of us tourne autour des moyens d’expression : ces jeunes sont
dans la dispersion d’une énergie, choquante, vivante, traumatique, impulsive. Les
corps sont devenus des objets assumés, qui rapportent, mais qui sont détachés
des sentiments. Et pourtant, dans cette galerie dévergondée, s’esquisse le
rejet d’un amour qui a la tragédie du murmure.
15/01/14