Réalisé par Morten Tyldum; écrit par Graham Moore, d'après l’œuvre de Andrew Hodges
![]() |
... L'épitaphe du cryptographe
Sélectionné dans 8 catégories aux
Oscars (dont Meilleur film et Meilleur acteur), Imitation Game de Morten
Tyldum, inspiré de la vie du mathématicien de génie Alan Turing, est, à raison,
un des films incontournables de ce début d’année. Quatrième film du réalisateur
norvégien dont aucun n’était sorti sur grand écran chez nous jusqu’à présent, Imitation Game fait donc une entrée par
la grande porte dans le monde du cinéma international. La réputation du
réalisateur, même si ses films précédents Buddy
(2003) et Headhunters (2011) avait récolté plusieurs prix nationaux, entre
dans une autre dimension avec un film d’Histoire à taille humaine. Car là est
le parti pris de Mortem Tyldum : poser un contexte, celui de la Seconde
Guerre Mondiale, pour mieux se consacrer à l’une de ses figures, longtemps
restée dans l’ombre puisque soumise au secret, qui a mené le combat non pas
physiquement mais intellectuellement. Alan Turing rejoint les Services Secrets
Britanniques en 1939 pour les aider à décrypter les messages que l’armée
allemande envoie via la redoutable machine à coder Enigma. Réputés incassables,
ces codes ont des milliards de combinaisons possibles et ont mis en déroute
bien des spécialistes. Alan Turing trouve là un défi à la hauteur de ses
ambitions et de son intelligence. Mais c’est sans compter sur une hiérarchie
militaire obtuse, un temps qui joue contre lui et son équipe ainsi qu’une
culture du secret qui le met face à des choix personnels douloureux.
S’imbriquant autour de trois périodes (l’avant, le pendant et l’après), ce film
attachant qui consacre Benedict Cumberbatch dans le rôle de Turing, est le
portrait intime d’un homme qui poursuit un idéal mathématique qui dépasse la résolution
d’une énigme. Se greffe sur cette course effrénée, la quête de sens d’un homme
qui s’est toujours vu différent des autres et qui tente, à travers l’approche
mécanique, d’appréhender un monde qui est une équation qui le fait souffrir.
« Ce sont ceux dont on attend rien qui font des choses auxquelles nul ne
s’attend » : véritable phrase leitmotiv du film (elle revient à
trois reprises), cette assertion s’applique à Alan Turing dont l’arrogance
aurait bien pu lui coûter sa place au sein de l’équipe chargée de déchiffrer le
code. C’est qu’il détonne, lui l’universitaire misanthrope, au milieu des plus
grands cryptologues du pays. Familier des chiffres, il l’est beaucoup moins du
genre humain dont il ne maitrise pas les codes. L’acteur britannique Benedict
Cumberbatch compose en cela un personnage pas si éloigné de celui qui l’a rendu
célèbre, l’illustre Sherlock Holmes dans la série de qualité de la BBC. Son
interprétation sensible et solide, qui lui vaudra peut-être un Oscar, fait
corps avec le film. Il a une prestance qui confère à l’ensemble ce ton à la
fois sérieux et joueur. Car c’est ainsi qu’Alan Turing aborde la mission :
« C’est un jeu comme un
autre ! » s’empresse-t-il d’affirmer en toisant la machine
Enigma. C’est là une source de stimulation, ne trouve-t-on d’ailleurs pas dans
l’équipe un champion d’échecs et une amatrice de mots croisés ? L’enjeu
n’en reste pas moins présent, ce que le film distille par ponctuation avec des
images brèves mais évocatrices du conflit en cours. De la même façon, Imitation Game alterne entre trois
époques qui vont permettre de mieux saisir la personnalité de Turing. Également
nommé aux Oscars pour le Meilleur montage, le film agence son histoire de telle
sorte que ces séquences, à des années d’intervalles, dialoguent finement entre
elles.
Aux méthodes traditionnelles de
décryptage, Turing apporte sa révolution : une machine complexe capable de
percer le code allemand, quitte à se mettre à dos une équipe qui voit là une
perte de temps. « Et si une machine
pouvait battre une autre machine ? » déclare-t-il. Mais le film
choisit judicieusement de ne pas s’appesantir sur le développement et la
construction de l’entité mécanique, mais de privilégier les rapports de Turing
avec son entourage et en particulier avec Joan Clarke (Keira Knightley), seule
femme de l’équipe. Au-delà de son expertise, elle y apporte une fraîcheur et
une bonne humeur qui secouent un Alan Turing toujours dans la réserve. Ainsi,
en face de l’imposante machine qui occupe tout le hangar et qui ne donne pas
encore de réponses se construisent des relations humaines. Si le code demeure
un mystère, les autres commencent à avoir une signification pour Turing ; ce
qui donnent lieu à d’amusants moments, comme lorsque, sous l’impulsion de Joan,
il tente de faire rire ses collègues à une plaisanterie. L’empathie est forte
pour ce personnage à l’adolescence malheureuse qui semble avoir oublié les
sentiments alors même que ce sont ces derniers qui ont influencé sa vie par le
passé.
L’énergie qu’il déploie pour monter sa machine est un alliage du
souvenir et de l’avenir. En avance sur son temps, il n’en n’est pas moins
marqué par le passé. N’a-t-il pas donné un prénom à sa machine ? Celui de
son amour de jeunesse, Christopher. Cette personnification confère un aspect
métaphorique à son entreprise titanesque. Il a le rêve de créer un « cerveau électrique », d’insuffler
une autonomie à ce qui est mécanique, pour conjurer la mort ? Celle-là
même qui lui a provoqué son plus grand traumatisme et l’a privé de la déclaration
d’amour à son seul ami. Car si son ingénieux mécanisme a changé le cours
de l’Histoire, c’est la mélancolie d’un homme hors norme, bafoué par une époque
intolérante, qui s’impose durablement dans nos mémoires. Son attachement à sa
machine, l’œuvre d’une vie, est le témoignage d’une ambition autant que d’un
manque, le film de Mortem Tyldum se révèle comme l’épitaphe du cryptographe.
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
31/01/15
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire