Écrit et réalisé par TobiasLindholm
... Le choix de l'émoi
Longtemps le cinéma danois a eu
pour représentant sur la scène internationale l’iconoclaste Lars Von Trier mais
une nouvelle génération de réalisateurs scandinaves, tout aussi talentueuse que
son aîné, émerge depuis quelques années. Tobias Lindholm est ceux-là, tout
comme son compatriote Nicolas Winding Refn dont on attend avec impatience The Neon Demon la semaine prochaine ou
encore Thomas Vinterberg, qui remporta le Prix du jury à Cannes en 1998 pour le
marquant Festen tandis qu’en 2010,
son film La Chasse permis à Mads
Mikkelsen d’obtenir un Prix d’interprétation mérité. Le réalisateur de A War n’en n’est cependant pas à son
coup d’essai : connu des amateurs de séries pour être l’un des deux
scénaristes de la série politique à succès Borgen,
il a fait une entrée fracassante dans le monde du cinéma en 2010 avec R, un film brutal et profondément
glaçant sur l’enfer carcéral. Il a confirmé son statut de réalisateur
prometteur avec Hijacking, un drame
captivant sur un équipage pris en otage en pleine mer. Scénariste de ses films,
Tobias Lindholm a l’habitude de placer ses personnages dans un milieu hostile
qui les pousse dans leurs retranchements et à agir en conséquence, quitte à
révéler leurs failles et leur part d’ombre. Troisième film et autant de mises à
l’écart du protagoniste principal de la société civile : R se déroulait en huis clos dans une
prison étouffante, Hijacking sur un
bateau isolé du monde tandis que A War
se passe, en partie, en Afghanistan, en zone de combat. Nous suivons en effet une
troupe de militaires menée par le commandant Claus Michael Pedersen qui a pour
mission la surveillance et l’aide aux civils alors que les talibans rôdent dans
la région. Toujours sur le qui-vive, ces hommes effectuent des sorties
risquées. Pris dans un violent guet-apens, ils se retrouvent dans une situation
critique qui amène leur commandant à prendre une décision qui aura de lourdes
conséquences : obligé de comparaitre devant un tribunal, il va lui falloir
mettre en balance sa probité et sa famille pour un choix qui, s’il a permis la
vie, a aussi provoqué la mort. Sélectionné pour l’Oscar du meilleur film en
langue étrangère en février dernier (finalement obtenu par Le fils de Saul), A War
fait avec une grande finesse d’un conflit guerrier un tourment personnel,
alternant la guerre et l’intime pour mieux les faire se percuter.
Le caractère pernicieux de cette
guerre d’usure éclate dès les premières séquences avec la mise en avant de son
imprévisibilité : le spectateur comme les militaires ressentent un choc
devant les conséquences d’un conflit contre un ennemi invisible. Tobias
Lindholm choisit de laisser hors-champ la menace (les talibans) pour en
accentuer l’omnipotence : ce qu’on ne voit pas est encore plus anxiogène.
Ils sont ainsi présents par les engins explosifs qu’ils ont dissimulés et par
les paroles des villageois : « Ils
viennent la nuit quand vous êtes partis ». Ce choix a aussi pour
vocation de mettre la mise en scène du côté des civils qui sont représentés par
une famille afghane voisine du camp militaire et menacée. Car tout dans le film
sera histoire de proximité : aux adversaires anonymes (le seul taliban
aperçu est réduit à une silhouette lointaine) s’opposent le père de famille, sa
femme et ses deux enfants, présence concrète qui est un écho aux propres familles
des soldats. Proximité également avec ces hommes qui se battent pour maintenir
une sécurité fragile : Claus (le toujours très bon Pilou Asbæk, acteur
fétiche du réalisateur) décide de se mettre à patrouiller avec son groupe en
signe de soutien à ses camarades alors que ce n’est pas son rôle. L’exemple le
plus fort de cette unité restant la séquence décisive de l’attaque de la
maison : la réalisation est admirable tant elle exploite le hors-champ
pour nous immerger dans le chaos vécu par les militaires. L’impression de réel
est prenante : le son, le langage technique, l’urgence, tout concourt à
créer l’atmosphère d’un reportage pris sur le vif, au côté des troupes, d’où
l’unicité du point de vue. Cette séquence épique nous place au cœur des enjeux
qui seront ceux du procès à venir car c’est aussi la particularité de A war : opérer une bascule au
milieu du film et renverser les positions, géographiques et idéologiques.
Au terrain guerrier succède le
terrain judiciaire dans ce qui se transforme en film à procès à l’instar de L’enfer du devoir (2000). C’est avec une
habileté certaine que le cinéaste danois use du montage alterné pour mettre en
parallèle la vie au front et la vie privée, en l’occurrence celle de la femme
et des enfants de Claus, qui sont dans l’attente du retour. Si ces deux mondes
communiquent via le téléphone satellite (c’était déjà le principe même de
l’excellent Hijacking) : la
réalisation formalise cette distance en ne conservant à l’écran que Claus ou sa
femme, selon qui appelle ou répond, mais sans les faire se succéder à l’image
comme c’est généralement le cas dans ce type de scène. Cela met en exergue deux
mondes (le civil et le militaire) qui cohabitent mais qui ont leur propre
ressenti. Ce que montrait très bien des films comme Good Kill (2014) ou encore Brothers
(2004, de la danoise Susanne Bier, qui eut droit à son remake américain),
avec comme ici, le personnage de la compagne du militaire réclamant à son mari
de lui confesser son vécu sur le terrain pour tenter d’appréhender quelque
chose qui lui échappe. Le contraste est saisissant entre le théâtre des
opérations en Afghanistan et la salle du procès, presque clinique, où ce qu’on
a vu est disséqué pour tenter de prouver la faute. L’affrontement se fait
désormais à coups d’arguments et le fameux hors-champ de l’attaque passe de
persécuteur à accusateur. A War
déroule cette seconde partie avec l’intelligence qui le caractérise : ni
lourdeur ni grandiloquence mais avec le sens de l’intime. Les discrètes nappes
sonores qui ponctuent légèrement l’ensemble sont à l’image d’un film qui
confronte l’horreur à l’affect et laisse l’homme seul face à l’émoi de ses
choix.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
01/06/2016
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