Réalisé par François Ozon ; écrit par François Ozon, librement adapté de la pièce du dramaturge espagnol Juan Mayorga, Le garçon du dernier rang.
... La passion de l'intrusion
On avait quitté François Ozon au cœur des années 70, au milieu des
couleurs criardes et des robes à fleurs de Potiche (2010). Le ton était amusé,
le pastiche agréable et la bonne humeur de rigueur. Changement de registre pour
son nouveau film qui privilégie la comédie dramatique et le gris des uniformes.
Une étrange relation se noue entre un professeur de français et un élève qui a
su capter son attention au travers une dissertation bien différente des autres.
Il lui raconte comment il a décidé un jour de se faire inviter dans une famille
de la classe moyenne pour mieux observer de façon pernicieuse la vie de ces
êtres normaux. Film sur l’écriture au sens large, textuelle et filmique, cette immersion
chez l’Autre se double d’une effraction dans le Soi, des personnages comme des
spectateurs.
La question de la
personnalité, de comment la montrer et de comment la raconter se donne à voir
lors du générique qui compile sous forme de trombinoscope une multitude de visages d’élèves qui s’intervertissent
pour composer une mosaïque de personnes et donc d’histoires potentielles. Et
parmi tous ces visages, Claude (Ernst Umhauer), élève de M. Germain (Fabrice
Luchini) en a choisi un, celui de Rapha (Bastien Ughetto) un camarade dont la
banalité l’attire. Il veut faire partie du commun de cette vie, l’approcher au
plus près et la décrire comme le ferait un scientifique consignant son
expérience. Et cette observation brute va devenir objet littéraire sous la
houlette de Germain dont la curiosité a été piquée par cet étrange élève. Tous deux
sont des solitaires, on découvre Germain seul sur un banc dans le hall tandis
que Claude attend seul devant le lycée le jour de la rentrée. Donner du relief au quotidien est ce qui va
les réunir de façon perverse.
Le film fait constamment un
retour sur lui-même à travers l’histoire qu’écrit et que vit Claude puisque son
professeur y apporte ses suggestions qui sont autant de remarques sur le scénario
du film et sur la façon de raconter une histoire pour maintenir son lecteur /
spectateur en haleine. Cette mise en abyme est d’ailleurs explicitement montrée
lors d’une séquence où Germain et sa femme (Kristin Scott Thomas) se rendent à
une séance de cinéma et où la caméra s’attarde sur la lumière provenant de la
cabine de projection, là d’où partent les histoires. S’il y a de nombreuses
références littéraires (Flaubert, Kafka…) au travers les ouvrages que recommandent
Germain à Claude, il y a également des références cinématographiques comme au
film Match Point (Allen, 2005) ou
encore à Pasolini que cite Germain. En effet, l’histoire que raconte Claude de
son intrusion et de la place qu’il prend auprès des membres d’une même famille
nous rappelle son Théorème (1968). De
même, la thématique du film fait songer à Following
(Christopher Nolan, 1999) qui joue sur ce rapport pervers et voyeur à l’Autre.
Construit sur le mode du
crescendo, l’intérêt que porte ainsi Germain au récit de Claude devient
également de plus en plus malsain, car plus l’élève s’installe dans la famille
observée, plus le professeur l’incite à donner du corps à son récit, à agir
pour faire évoluer son histoire, semblant oublier que cette fiction se nourrit
du réel. Il n’en parle à Claude que comme de péripéties romanesques qu’il faut
corriger ici ou agrémenter de cela. Qui aide vraiment l’autre ? Germain
qui veut pousser son protégé à l’excellence dans l’écriture ou Claude qui agit
comme un révélateur et qui redonne à Germain un but, lui, l’écrivain raté. On le
voit, les niveaux sont comme un système gigogne : avant d’entrer dans la
maison de Rapha, Claude a vécu par procuration la vie de ces gens comme Germain
vit par procuration l’écriture d’une histoire dont il finit par devenir acteur,
comme Claude.
En effet, « mais que vient-on faire dans cette histoire ? » s’exclame
la femme de Germain à la lecture d’une des rédactions de Claude. C’est que ce
dernier, sous ses allures angéliques, exerce une forte perversité sur ceux qu’il
a choisis de faire entrer dans son histoire. Superviseur dépassé, Germain cède
aux exigences de son élève (on fournissant le contrôle de maths) pour que les
fameux « à suivre » qui
ponctuent les récits en voix off de Claude puissent en avoir une, de suite. Victime
consentante de l’engrenage, la fascination pour le récit de son élève avait dès
le début été subtilement marquée par de lents travellings sur Germain et sa
femme lors de la lecture du texte inaugural. Mais c’est un jeu littéraire qui
se joue à deux et Claude est influencé par son professeur qui prend une part
grandissante dans l’intrigue construite par son élève. Ainsi, cette scène où il
pousse Claude a bousculé les choses, à provoquer Rapha pour en faire un personnage
plus consistant et créer un conflit qui retarde l’accès à l’objet de la quête. En
plan serré, Germain tourne autour de son élève, cerclant dans l’espace ce sur
quoi il veut agir.
Personnages sans cesse sur le
fil entre attraction/répulsion, dominant/ dominé, voyeur/acteur, Claude et
Germain sont les deux faces d’une même perversité qui s’exprime par le désir de
s’extraire d’un quotidien morne. Mais chacun ne risque-t-il pas de se perdre,
Claude dans sa propre immersion, Germain dans cette histoire qu’il guide comme
une simple fiction. Quant au spectateur, il est mis face à ses propres pulsions
voyeuristes et ses désirs de franchir, lui aussi, le seuil d’Autrui. Au vu du
plan final, la fameuse citation de Shakespeare dans sa pièce Comme il vous plaira (1623, II, 7) s’impose :
« Le monde entier est un théâtre, et
tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs ». On est entré dans une
maison mais combien d‘autres restent à découvrir…
Romain Faisant, 10/10/12
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