Réalisé par Alain Resnais ; écrit par Alain Resnais et Laurent Herbiet, d'après l'oeuvre de Jean Anouilh.
... Mourir et laisser vivre
Avec la malice qu’on lui connait, Alain Resnais semble nous adresser un
clin d’œil à travers le titre de son film en forme d’apostrophe, Vous n’avez
encore rien vu, comme pour nous prévenir qu’à 90 ans il a encore des choses à
dire, il a encore des films à faire. Adapte des inspirations théâtrales, c’est
cette fois-ci du côté de Jean Anouilh qu’il se tourne pour immerger un casting
en or (Piccoli, Amalric, Arditti…) dans
l’Eurydice (1942) du dramaturge en y insufflant un style
cinématographique à la fois baroque, poétique et mélancolique. Sous les auspices
de la tragédie grecque, il sera bien sûr question de la vie, de l’amour et de
la mort au travers de personnages en quête de souvenirs et d’un auteur en quête
de pérennité.
En s’attachant à la bien-aimée
de la célèbre figure mythologique de l’amoureux maudit, Jean Anouilh faisait
déjà preuve d’originalité en transposant à l’époque contemporaine le mythe d’Orphée
et Eurydice tout en mettant en lumière la figure féminine de celle qui restait
avant tout l’épouse de. Objet de la quête pour reprendre le schéma actanciel, elle en devient le sujet. Et cette relecture théâtrale
particulière donne un film tout aussi particulier et singulier dans sa forme.
Il n’y a en effet pas moins de trois Eurydice qui donnent la réplique à trois
Orphée à travers un dispositif à la fois théâtral et éminemment cinématographique.
Reprenant à son compte le fameux carton issu du Nosferatu (1922) de Murnau : « Et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa
rencontre », Resnais annonce ainsi un voyage étrange où les souvenirs
vont reconquérir la vie.
Tout commence comme un polar à la Agatha Christie. Une
dizaine de personnes, tous comédiens, sont convoqués, par une voix sentencieuse
au téléphone, dans la maison perchée sur les hauteurs de leur défunt metteur en
scène qui va s’adresser à eux via une vidéo. On songe aux Dix petits nègres (1939), au gramophone accusateur, la musique
anxiogène de Mark Snow ajoutant à l’atmosphère mystérieuse. Mais le bonheur des
retrouvailles nous fait très vite changer d’ambiance : tous se connaissent
très bien pour avoir été, à un moment de leur vie, comédien dans la pièce Eurydice d’Antoine d’Anthac (Denis Podalydès). Le dispositif
spéculaire est à plusieurs niveaux puisque non seulement ces personnages vont
regarder une captation nouvelle de la pièce qu’ils ont eux-mêmes jouée tout en
interprétant à nouveau cette même pièce, comme pris par un irrépressible désir de
revivre ce qui a été. Et vous n’avez
encore rien vu puisque tous les
comédiens jouent leur propre rôle dans ce qui est le film que le spectateur
regarde.
Les mises en abyme multiples s’insèrent
cependant de façon fluide au récit grâce à un processus qui va crescendo et qui
installe le fonctionnement du film. Spectateurs face à d’autres acteurs jouant
le rôle tenu par eux jadis, cette vision semble déteindre sur ceux qui ont
toujours un souvenir tenace de leurs interprétations. Et comme par mimétisme, ils se mettent à rejouer la
pièce, là, au milieu des autres, dans le décor de cette étrange demeure à l’aspect
d’un temple grec et où les portes sont autant d’aller et retour vers le possible des incarnations. On pense à Six personnages en quête d’auteur (1921) de
Pirandello pour ce brouillage entre fiction et réalité. Répétant dans un
premier temps les dialogues de la captation, Sabine Azéma, Lambert Wilson (qui
a lui-même joué cette pièce mise en scène par son père au Théâtre de l’Œuvre en 1991) et les autres, en viennent très vite à
rejouer les scènes dans le hall de la demeure avant de poursuivre leurs
interprétations dans les décors de la pièce (chambre d’hôtel, quai de gare…).
Plus le récit progresse, plus l’intensité de la réincarnation se donne à voir.
Reprenant le principe de Smoking/No smoking (1993) (un acteur / plusieurs personnages) mais de façon inversée
(deux personnages, Orphée et Eurydice / plusieurs acteurs), Alain Resnais démultiplie
ainsi les interprétations comme il démultiplie les écrans en usant entre autres
du split-screen. Le spectateur est
alors pris dans un tourbillon d’essences, celles des acteurs, des personnages,
des mises en scènes (c’est Denis Podalydès qui réalise les séquences de
captations de la pièce projetée, avec cet étrange et imposant pendule qui
scande le Temps de la tragédie). Comme
toujours chez Resnais, le film offre à l’acteur ce temps qui précisément s’enfuit
et à eux de le figer, comme cette longue séquence entre Arditti et Azéma, seuls
avec leurs mots.
Le film parle ainsi aussi bien
du théâtre, des comédiens, que du cinéma, des rêves éveillés sur les scènes et
les écrans, des drames et des joies, de la vie simplement, au travers le prisme
des actants et des regardants. Et l’élément manquant finit par arriver : le coup de théâtre ! , qui met en
lumière la notion d’acte créateur du grand organisateur, qu’il soit metteur en
scène ou réalisateur mais également
celle de la transmission et de la pérennité d’une œuvre comme d’une vie. Passé,
présent et futur cohabitent en un même lieu, en un même film, en un même geste
artistique. Et pour survivre à la mort quoi de mieux que des personnages qu’on
joue et rejoue avec amour.
Romain Faisant, 26/09/12
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