mercredi 26 septembre 2012

► VOUS N'AVEZ ENCORE RIEN VU (2012)

Réalisé par Alain Resnais ; écrit par Alain Resnais et Laurent Herbiet, d'après l'oeuvre de Jean Anouilh.


... Mourir et laisser vivre

Avec la malice qu’on lui connait, Alain Resnais semble nous adresser un clin d’œil à travers le titre de son film en forme d’apostrophe, Vous n’avez encore rien vu, comme pour nous prévenir qu’à 90 ans il a encore des choses à dire, il a encore des films à faire. Adapte des inspirations théâtrales, c’est cette fois-ci du côté de Jean Anouilh qu’il se tourne pour immerger un casting en or (Piccoli, Amalric, Arditti…) dans  l’Eurydice (1942) du dramaturge en y insufflant un style cinématographique à la fois baroque, poétique et mélancolique. Sous les auspices de la tragédie grecque, il sera bien sûr question de la vie, de l’amour et de la mort au travers de personnages en quête de souvenirs et d’un auteur en quête de pérennité.

En s’attachant à la bien-aimée de la célèbre figure mythologique de l’amoureux maudit, Jean Anouilh faisait déjà preuve d’originalité en transposant à l’époque contemporaine le mythe d’Orphée et Eurydice tout en mettant en lumière la figure féminine de celle qui restait avant tout l’épouse de. Objet de la quête pour reprendre le schéma actanciel, elle en devient le sujet. Et cette relecture théâtrale particulière donne un film tout aussi particulier et singulier dans sa forme. Il n’y a en effet pas moins de trois Eurydice qui donnent la réplique à trois Orphée à travers un dispositif à la fois théâtral et éminemment cinématographique. Reprenant à son compte le fameux carton issu du Nosferatu (1922) de Murnau : « Et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre », Resnais annonce ainsi un voyage étrange où les souvenirs vont reconquérir la vie.

Tout commence  comme un polar à la Agatha Christie. Une dizaine de personnes, tous comédiens, sont convoqués, par une voix sentencieuse au téléphone, dans la maison perchée sur les hauteurs de leur défunt metteur en scène qui va s’adresser à eux via une vidéo. On songe aux Dix petits nègres (1939), au gramophone accusateur, la musique anxiogène de Mark Snow ajoutant à l’atmosphère mystérieuse. Mais le bonheur des retrouvailles nous fait très vite changer d’ambiance : tous se connaissent très bien pour avoir été, à un moment de leur vie, comédien dans la pièce Eurydice d’Antoine d’Anthac (Denis Podalydès). Le dispositif spéculaire est à plusieurs niveaux puisque non seulement ces personnages vont regarder une captation nouvelle de la pièce qu’ils ont eux-mêmes jouée tout en interprétant à nouveau cette même pièce, comme pris par un irrépressible désir de revivre ce qui a été. Et vous n’avez encore rien vu  puisque tous les comédiens jouent leur propre rôle dans ce qui est le film que le spectateur regarde.

Les mises en abyme multiples s’insèrent cependant de façon fluide au récit grâce à un processus qui va crescendo et qui installe le fonctionnement du film. Spectateurs face à d’autres acteurs jouant le rôle tenu par eux jadis, cette vision semble déteindre sur ceux qui ont toujours un souvenir tenace de leurs interprétations. Et comme par mimétisme, ils se mettent à rejouer la pièce, là, au milieu des autres, dans le décor de cette étrange demeure à l’aspect d’un temple grec et où les portes sont autant d’aller et retour vers le possible des incarnations. On pense à Six personnages en quête d’auteur (1921) de Pirandello pour ce brouillage entre fiction et réalité. Répétant dans un premier temps les dialogues de la captation, Sabine Azéma, Lambert Wilson (qui a lui-même joué cette pièce mise en scène par son père au Théâtre de l’Œuvre en 1991) et les autres, en viennent très vite à rejouer les scènes dans le hall de la demeure avant de poursuivre leurs interprétations dans les décors de la pièce (chambre d’hôtel, quai de gare…). Plus le récit progresse, plus l’intensité de la réincarnation se donne à voir.

Reprenant le principe de Smoking/No smoking (1993) (un acteur / plusieurs personnages) mais de façon inversée (deux personnages, Orphée et Eurydice / plusieurs acteurs), Alain Resnais démultiplie ainsi les interprétations comme il démultiplie les écrans en usant entre autres du split-screen. Le spectateur est alors pris dans un tourbillon d’essences, celles des acteurs, des personnages, des mises en scènes (c’est Denis Podalydès qui réalise les séquences de captations de la pièce projetée, avec cet étrange et imposant pendule qui scande le Temps de la tragédie).  Comme toujours chez Resnais, le film offre à l’acteur ce temps qui précisément s’enfuit et à eux de le figer, comme cette longue séquence entre Arditti et Azéma, seuls avec leurs mots.

Le film parle ainsi aussi bien du théâtre, des comédiens, que du cinéma, des rêves éveillés sur les scènes et les écrans, des drames et des joies, de la vie simplement, au travers le prisme des actants et des regardants. Et l’élément manquant finit par arriver : le coup de théâtre ! , qui met en lumière la notion d’acte créateur du grand organisateur, qu’il soit metteur en scène ou réalisateur  mais également celle de la transmission et de la pérennité d’une œuvre comme d’une vie. Passé, présent et futur cohabitent en un même lieu, en un même film, en un même geste artistique. Et pour survivre à la mort quoi de mieux que des personnages qu’on joue et rejoue avec amour.  


Romain Faisant, 26/09/12

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