Réalisé par Kathryn Bigelow; écrit par Mark Boal.
...Au bout de la patience
Pari risqué que de faire un film
sur un sujet sensible, la traque silencieuse de Ben Laden. On nous a tout dit
ou presque, tout montré et les images de ses attentats défilent encore et
encore jusqu’à hanter la mémoire collective. La réalisatrice Kathryn Bigelow pose d’emblée
sa marque et règle la question en faisant commencer son film par un écran
noir : seules vont s’entendre, se mélanger, s’entrechoquer les voix des
victimes du World Trade Center à travers les appels téléphoniques passés lors
de cette funeste matinée. Cette sobre et intelligente entrée en matière met à
contribution le spectateur : abreuvés des images des attentats, il pourra
combler ce noir, inutile d’être redondant. De plus, ce refus ne donne que plus
de force à la tragédie de l’instant en se recentrant sur les victimes à travers
ces voix d’outre-tombe.
Une scène de torture suit
immédiatement l’écran noir : au contraire des images que l’on connait
déjà, et qu’il n’est pas nécessaire de repasser, le film va nous montrer sans
concession celles que l’on n’a pas vu. Il y a bien sûr eu les photos chocs, les
récits, mais jamais nous n’avions plongé ainsi au cœur de la pratique de la CIA
afin de pourchasser Ben Laden, et cette traque passe par des actes de tortures.
On s’assimile très vite à l’agent de la CIA qui vient d’être dépêchée sur
place : Maya (impressionnante Jessica Chastain), puisqu’elle assiste elle-aussi
à son premier interrogatoire dans ces conditions. Dissimulée derrière une
cagoule et un uniforme militaire, on ne s’attend pas à découvrir une femme.
Signe supplémentaire qui montre qu’on va faire tomber le masque, qu’on va aller
chez ceux qui mènent une guerre secrète où la dissimulation est reine.
Le fait que Kathryn Bigelow,
femme et réalisatrice, mette ainsi en avant ce personnage féminin déterminant
n’est bien sûr pas anodin. Elle est habituée à tourner des histoires qui se
passent dans des milieux masculins avec des héros masculins. Ainsi, ses deux
derniers films se passent dans le milieu de l’armée, en temps de guerre (K-19 : le piège des profondeurs
(2002) qui se déroule à bord d’un sous-marin pendant la guerre froide puis
évidemment Démineurs en 2009 qui suit
une équipe de déminage à Bagdad lors de la guerre en Irak). Ce film change donc
la donne en montrant l’évolution de cette femme au cœur d’un milieu et dans des
situations qui ne sont pas fréquemment abordées. « C’est moi le salopard qui ai trouvé cette maison ! »
déclara-t-elle avec force à ses supérieurs qui l’avaient reléguée au fond de la
salle.
Totalement engagée dans sa
mission, Maya va mener une chasse, avec l’aide de son équipe, dont la base sera
avant tout le renseignement et l’exploitation des données qu’ils ont. Et ces
données, elles sont humaines. Les scènes de tortures occupent la première partie du film et sont nécessaires
pour ne pas occulter un processus, un système et un quotidien forcément troublé
(le collègue de Maya préfère d’ailleurs renoncer pour sa propre santé mentale).
Si Godard, dans le contexte de la Guerre d’Algérie, la dénonçait dans son Petit Soldat (1960) lors de séquences
difficiles et marquantes ; Kathryn Bigelow est d’avantage dans une
monstration brute des faits. C’est une partie d’un tout plus vaste. Elle n’ignore
pas pour autant les sentiments de ses personnages. Ainsi, même si elle n’en dit
pas mot, Maya est choquée par ce qu’elle voit avant de mener à son tour un
interrogatoire où elle aura, finalement, recourt aux mêmes techniques. Scène
intéressante où on la voit devant le lavabo retirer la perruque brune qu’elle
portait alors et se laisser aller à suffoquer. L’agent et le bourreau, deux
facettes, deux visages devenus complémentaires qui rongent et détruisent. Plus
le temps avance, plus Maya sera seule.
Ces échanges finissent cependant par
donner des choses concrètes et c’est à une traque palpitante que va assister le
spectateur avec le tour de force de captiver l’attention sans emphase, à
travers les recherches de l’équipe. Très documenté comme ses précédents films, Zero Dark Thirty est ainsi une véritable
immersion, chose que sait très bien faire la réalisatrice, Démineurs en tête et Point Break
(1991) dans une autre mesure puisqu’il s’agissait là d’infiltrer un groupe de
surfeurs braqueurs. Mais l’intention est la même : être au plus près,
comprendre le fonctionnement d’un groupe et dépeindre les personnalités qui le
composent. Car une autre gageure du film est d’avoir suivi une traque qui dure
en réalité dix ans et la seule qui demeure c’est Maya, portant à bout de bras
son fil d’Ariane, ce messager de Ben Laden dont elle a fini par obtenir le nom à
force de recoupements. Un nom, tout, rien. Car encore faut-il le retrouver. Le
film montre bien les dissensions internes, les conflits hiérarchiques, les
budgets pour lesquels il faut se battre. La localisation du messager est
presque artisanale (déambulations hasardeuses dans les rues d’Abbottabad). En
parallèle de l’évolution ou de la stagnation de la piste, c’est donc aussi
l’évolution de Maya qui s’écrit, elle qui arrive en dernier sera la dernière à
partir.
Outre la question de la torture,
l’assaut final avait aussi sa propre problématique et la réalisatrice s’en sort
haut la main en proposant une séquence forte sans être démesurément
spectaculaire, une mise en scène chirurgicale, comme les tirs, qui là encore
nous embarque littéralement avec le commando. En effet, de nombreux plans en
caméra subjective nous font partager la vision de nuit du casque des
assaillants. L’absence totale de musique est très bien vue car l’expédition en
elle-même est suffisamment dramatique et cela accentue l’effet de réel que
procure cette ultime immersion. De la même façon, comment montrer Ben Laden se
faire abattre ? Sans ostentation, de façon parcellaire et diffuse mais
suffisante, la réalisatrice fait le bon choix et s’attarde au contraire sur les
visages de ceux qui vivent le moment. Tout d’abord, le soldat anonyme qui
appuie sur la gâchette et qui ne réalise pas la valeur de sa cible, il a fait
le job. Point. Comme le confirme d’ailleurs son témoignage récent.
Mais le visage qui va le plus
nous marquer, qui clôture le film, c’est bien sûr celui de Maya, celle qui aura
cru à sa piste dès le début, qui l’aura soutenue, avec acharnement, alors que
les années passaient sans résultats, fil ténu entaché de bien des tragédies.
Alors, ce visage qui enfin se relâche le temps d’un instant, cède bien vite la
place à un regard hagard. « On va
où ? » lui demande le pilote de l’avion de retour qu’on a
spécialement affrété pour elle. Terrible silence. Un plan. Une charge
émotionnelle profonde. C’est une femme perdue qu’on abandonne, celle qui aura
été notre fil du film et qui a perdu celui de sa propre existence. Zero Dark Thirty est avant tout un
portrait de femme.
19/02/12
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