Réalisé par Jacques Audiard ; écrit par Jacques Audiard, Noé Debré et Thomas Bidegain
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... La tragédie de la rémanence
Si le cinéma doit dire quelque
chose du monde, alors celui de Jacques Audiard en est un des poumons dont
chaque respiration fait battre le pouls vivace de citoyens en transhumance
d’eux-mêmes. Habitué des Césars où il a été récompensé dès ses débuts, Jacques
Audiard n’avait pas encore été palmé (Un
prophète avait néanmoins obtenu le Grand Prix du jury). C’est désormais
chose faite avec Dheepan au dernier
festival de Cannes. Et on comprend aisément ce que le jury des frères Cohen a
apprécié dans ce qui est bien plus qu’un drame social et qui a toute la force
cinématographique dont sait faire preuve le réalisateur. De rouille et d’os nous avait déjà assené un coup à travers la
reconstruction morale et physique de Stéphanie, contrainte à apprivoiser un
corps amputé. Dheepan s’inscrit dans
une certaine continuité à travers des personnages déracinés qui vont devoir,
malgré un environnent hostile, bâtir une vie nouvelle sur des bases
chancelantes. Alors que l’actualité se fait l’écho impuissant des catastrophes
migratoires, le film d’Audiard s’intéresse à trois personnages qui ont réussi
leur traversée. Fuyant la guerre au Sri Lanka, Dheepan s’invente une famille
pour passer les contrôles. Une inconnue, Yallini sera donc sa femme aux yeux
des autorités et une enfant, trouvée dans un centre de réfugiée, fera office de
fille. Cette étrange famille composée par intérêt (Audiard aime provoquer des
rencontres surprenantes dans ses films) trouve un point de chute dans une
banlieue française dégradée tenue par des trafiquants. Le choc est rude.
Jacques Audiard se sert du pendant négatif d’une certaine réalité pour le
confronter à l’expérience et au regard de gens venus d’ailleurs ou comment le
lointain est juste au coin. C’est au travers de relations familiales à faire
naître et à leur mise en danger que Dheepan
bouscule les émotions et fait d’un exil un acte créateur.
Quand deux plans habiles
suffisent à installer une idée et son contraire, on sait d’emblée que la suite
sera certainement à la hauteur. Soit la vue d’une paisible palmeraie, des
hommes coupent les feuilles des arbres. Pour mieux recouvrir un charnier. En un
instant, un paysage attractif est devenu corrosif. C’est la guerre et ces
hommes, dont Dheepan, sont des soldats. Par cette ouverture, Audiard instaure
déjà l’horreur derrière les apparences, la fracture entre un lieu et ce qu’il
recèle. C’est en toute ironie que Dheepan et sa famille composée sont envoyés
vivre dans une cité nommée « Le Pré ». « Ça veut dire praire, pâturage » traduit Dheepan à l’aide d’un
dictionnaire. S’il y a bien des arbres à l’arrivée, ils dissimulent à peine les
barres d’immeubles qui ont souffert. L’herbe n’est en effet pas toujours plus
verte ailleurs. Employé comme gardien, le nouvel arrivant est face à une double
problématique d’intégration : cohabiter avec une femme et une enfant dont
il ne sait rien et faire son travail sans déranger les dealers qui ont la main
mise sur tout le quartier. Quand le choix se résume au néant, il faut avancer
malgré tout. Le réalisateur installe dès lors une vie entre intérieur et
extérieur. Les fenêtres du logement donnant sur le spectacle navrant des
bandes : « On se croirait au
cinéma » constate Yallini devant cette activité nocturne peu
rassurante. Chez eux, un semblant d’existence familial semble éclore, comme
lors du repas pris en commun. A l’hostilité et à la dégradation du monde du
dehors répond par contraste le rapprochement d’êtres réunis par les
circonstances. La discussion entre Dheepan et sa femme sur l’humour confère par
exemple une chaleur à un environnent froid.
Les deux acteurs sont d’ailleurs
à saluer pour leur performance troublante de sincérité. Antonythasan Jesuthasan
propose un Dheepan ambivalent hanté par ses actions passées dont la trajectoire
est proche de celle l’acteur lui-même, qui a participé au conflit sri-lankais
avant de rejoindre la France au début des années 90. Kalieaswari Srinivasan est
une épouse fictive au fort caractère qui, entrainée par Dheepan dans un endroit
qu’elle n’a pas choisi, ne sera pas avare de reproches tout en se réjouissant
d’une complicité naissante. La séquence du déjeuner sur l’herbe est une bouffée
d’oxygène qui rompt avec l’atmosphère anxiogène de la cité où sans cesse les
hommes parcourent les toits comme des corbeaux malveillants. Mais la façon dont
s’interrompt cette parenthèse révèle la part sombre de Dheepan et son passé de
soldat. Si Jacques Audiard fait du quartier un enfer urbain avec ses fouilles,
ses halls occupés jonchés de détritus, sa soumission aux caïds et ses tensions ;
c’est que ce terrain, isolé de la société tel un îlot à la dérive, a tout de la
zone de guerre avec ses rondes et ses clans. L’acte de bravoure de Dheepan
quand il trace la « No fire zone »
donne le frisson. Lorsque vivre n’est plus possible, alors il s’agit de
survivre et la reconquête devient celle d’un territoire comme d’une altérité
féminine. Glissant crescendo vert le sombre, l’intense film de Jacques Audiard
nous mène avec sensibilité et fracas à une scène mémorable dans des escaliers
enfumés où un Dheepan investi affronte la décadence dans un ralenti qui est
celui de la tragédie de la rémanence.
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
29/08/15
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