Écrit et réalisé par Chloé Zhao
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... Le voyage immobile
Cannes a ceci de particulier
qu’il y a plusieurs festivals en un, ce qui permet toujours de dénicher
(au-delà de l’effervescence autour de la compétition officielle) des œuvres qui
vont pouvoir bénéficier des éclats de lumière restants. Premier long-métrage
d’une réalisatrice prometteuse, Les chansons que mes frères m’ont apprises,
était ainsi en compétition pour la Caméra d’or à la Quinzaine des réalisateurs
cette année. C’est cette sélection qui nous permet de découvrir Chloé Zhao,
cinéaste américaine qui après plusieurs courts métrages a bien fait de passer
au long. En effet, son film doux et amer bénéficie d’un regard à la fois
incisif et réaliste sur la vie dans une réserve indienne dans le Dakota du Sud.
Son ton poétique et mélancolique permet une peinture aux contrastes séduisants.
Car la réserve de Pine Ridge existe bel et bien dans cette Amérique
contemporaine qui parque les descendants des Indiens dans les seuls lieux qui
leurs restent. La beauté des paysages cache la décrépitude de communautés
rongées par les ravages de l’alcool, les trafics et l’exode de la jeune
génération vers les villes. C’est dans ce contexte que se tisse l’histoire de
Johnny et de sa sœur Jashaun, inséparables, les deux jeunes gens aiment se
balader ensemble sur cette terre familiale qui est la seule qu’ils aient connue.
Mais si la petite sœur apprécie cette vie simple, son grand frère prépare en
secret son départ : il a prévu de suivre sa petite amie qui s’en va faire
ses études à Los Angeles. Alors que la mort de leur père exacerbe l’envie de
Jashaun de prendre une part plus vive à la vie de la réserve, Johnny semble de
plus en plus détaché. Souhaiter l’éloignement va cependant s’avérer pour lui un
désir peut-être plus tortueux qu’il ne l’avait imaginé. Film-itinéraire, Les chansons que mes frères m’ont apprises,
est une belle réflexion sur les racines et l’héritage des liens humains,
parfois pesants, parfois nourrissants et qui prennent tout leur sens quand
résonne l’appel de l’ailleurs.
« Quand on veut dresser un cheval, il faut respecter sa liberté ».
Les mots de Johnny (John Reddy) inaugurent le film comme ils affirment une
détermination : après avoir vécu toute son enfance dans cette réserve où
vit le peuple qui est le sien, le jeune homme veut conquérir son propre espace,
loin d’un endroit où il ne voit pas de perspective. La question du devenir est
d’ailleurs celle que pose le professeur du lycée où Johnny vient de faire sa
dernière année. La majorité des élèves souhaite rester sur place et reprendre
le ranch familial ou devenir monteur de taureaux pour les rodéos locaux. Lui
veut devenir boxeur, un choix qui exprime la volonté de mouvement face à la
léthargie ambiante d’habitants désœuvrés. Cette scène de la classe contient un
élément insolite : les jeunes caressent chacun un animal (du serpent au
coléoptère) pendant la discussion ! Ce sort de faune domestique n’est-il
pas précisément ce que Johnny souhaite
fuir ? Trop de réserves indiennes sont devenues des attractions
touristiques. Ce que le personnage d’Angie (la tenancière du bar) incarne d’une
certaine façon : étrangère à la communauté, sa première apparition se fait
appareil photo en main et Johnny sur son cheval en est le modèle. On les
retrouvera tous les deux en train de dépecer une bête : la crudité de la
scène est celle d’une mise à nu du souvenir ; c’est la seule fois où
Johnny évoquera son père à propos de la chasse. L’analogie animale traverse
ainsi le film à travers le rejet, le respect ou la mémoire.
La vie de la réserve oscille
entre la tradition et les tentations du présent (la séquence de la fête
clandestine, quand la musique fiévreuse s’interrompt pour laisser éclater un
chant ancestral est admirable). La réalisatrice fait d’ailleurs de Johnny un
passeur puisqu’il fournit en alcool les habitants alors même que la prohibition
règne (la réserve a ses propres lois). Ce statut est double puisqu’il est l’héritier
d’une culture qu’il met à mal. Mais c’est sans état d’âme (la scène où il livre
des bières à une mère avachie au milieu des enfants est éloquente) : son
but étant de quitter ce territoire et donc d’obtenir rapidement de l’argent, sa
destinée lui importe plus que celle de ses congénères. Cette volonté de départ
va même causer la rupture avec sa petite
sœur, à qui il voue une grande affection. Sobre, le moment où il est obligé
d’avouer son intention trouve dans la mise en scène de la distance, tout
l’écart mental dont il est question. Jashaun (Jashaun St. John) n’aura alors de
cesse de vouloir nouer des liens avec une famille qu’elle redécouvre tout comme
avec des habitants (le personnage du tatoueur). Sa volonté d’obtenir une robe
traditionnelle pour le pow-wow (fête familiale indienne) achève ce parcours
identitaire. Tandis que Johnny passe son temps avec sa copine ou avec
Angie : deux facettes d’un horizon qui le mène loin de la réserve. La
relation forte entre le frère et la sœur trouve son apogée lors des scènes de
déambulations dans des paysages saisissants qui évoquent le cinéma de Terrence
Malick. La caméra se fait alors caresse sur ses visages où le bonheur se
conjugue avec la mélancolie. Raymond Queneau (dans Bâtons, chiffres et lettres) distinguait deux sortes de récits :
les iliades et les odyssées. Le film de Chloé Zaho appartient à la première
catégorie, celle de la recherche du temps perdu. Et c’est avec délicatesse
qu’elle emmène ses personnages dans le voyage de leur propre histoire, celle
qui est à découvrir comme celle qu’il leur faudra construire.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
12/09/15
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