Réalisé par Kathryn Bigelow ; écrit par Mark Boal
... La nuit de l'abattage
Depuis sa consécration en 2009
avec le choc Démineurs, lauréat de 6
Oscars, la réalisatrice américaine Kathryn Bigelow n’en finit plus de monter en
puissance. Celle qui fut la première femme à obtenir un Oscar du meilleur
réalisateur a toujours su faire preuve d’audace en réalisant des films à poigne
sur des sujets habituellement confiés à des hommes. Son talent lui a permis de
s’imposer en mettant en scène des univers perçus comme masculin où l’on croise
aussi bien des bikers que des surfers, des soldats que des sous-mariniers. Son
fameux Point break est même entré au
panthéon des films cultes. Elle a su également mettre en valeur des personnages
féminins forts et déterminés, comme dans Blue
Steel (1990) avec Jamie Lee Curtis ou encore le marquant Zero
Dark Thirty (2012) avec Jessica Chastain. Ne cédant jamais à la facilité,
la réalisatrice procède à nouveau à un choix conséquent avec Detroit. Il s’agit de son troisième film
inspiré de faits réels après K-19 :
Le piège des profondeurs (2002) et celui sur la traque d’Oussama ben Laden. Des
films où le contexte politique et guerrier (guerre froide, guerre d’Irak) est
bien présent, tout comme il le sera dans Detroit
qui se déroule pourtant sur le territoire américain. Mais c’est là le parti
pris redoutable de la réalisatrice : filmer son histoire vraie comme un
film de guerre, il faut dire que tous les éléments tragiques étaient réunis.
Cinquième ville du pays, Détroit sombre à l’été 1967 dans l’une des pires
émeutes que connaîtra l’Amérique : la communauté noire, délaissée et
cantonnée dans des quartiers bondés, se révolte face à une répression policière
violente qui fait suite à une descente dans un club clandestin. Des pillages s’en
suivent, l’armée est dépêchée sur place, la ville est en état d’urgence. Le
summum du chaos est atteint quelques jours plus tard, quand des policiers font
irruption dans un motel d’où seraient partis des tirs les visant. Un groupe de
jeunes afro-américains vont alors subir pendant des heures le joug de policiers
menés par un leader raciste qui s’affranchit de toutes les limites… Avec Detroit, Kathryn Bigelow tourne un film
renversant au sujet brûlant tant l’Amérique reste dramatiquement préoccupée par
ses questions raciales. Le long-métrage secoue et interpelle avec véhémence un
spectateur déjà glacé par la férocité d’actes haineux qui ne rend que plus
indispensable ce visionnage édifiant.
Le film s’articule autour d’une
partie centrale, la plus étouffante, celle qui se passe dans le huis clos du
motel et qui par sa durée étire le malaise du spectateur et le cauchemar des
protagonistes, précédée du contexte de cette nuit et suivie du procès qui en
découle. La toile de fond des émeutes est celle de l’Amérique des années 60 qui
a aboli il y a à peine dix ans les lois ségrégationnistes dans les bus suite à
l’affaire Rosa Parks. La population noire est alors largement encore stigmatisée
et tandis que le pays ne voit pas d’inconvénients à envoyer ses soldats noirs
combattre dans le bourbier vietnamien (le film s’ouvre sur la fête organisée à l’occasion
du retour d’un vétéran à Détroit), certains de ses représentants, en l’occurrence
ici les policiers, privilégient à la reconnaissance un déferlement virulent d’hostilité
(l’un d’eux refusera de croire que l’homme qu’il tabasse a bien était soldat
comme parachutiste). Égalité pour la conscription mais pas au sein de la
nation, c’est cette Amérique paradoxale et injuste que montre un film à travers
plus spécifiquement trois personnages pris dans la tourmente de ces jours
sombres. Il y a Melvin Dismukes (John Boyega), agent de sécurité noir qui
protège une épicerie et qui sera témoin de l’assaut du motel, Krauss (Will Poulter),
policier raciste et meneur qui se montrera le plus impitoyable et Larry (Algee
Smith), chanteur vedette du groupe les Dramatics qui rêve de signer à la
Motown. Tous vont se retrouver confronter à l’horreur d’une nuit sanglante, les
uns étant victimes, les autres bourreaux. C’est d’ailleurs à Larry que l’on
doit une scène prémonitoire aussi sobre qu’emblématique : malgré une salle
évacuée pour ce qui devait être « le grand soir » pour lui et son
groupe, il s’avance seul sur scène et entame sa chanson a capella, face aux
fauteuils vides. Une carrière comme des vies étouffées dans l’œuf. Car le motel
apparait comme un havre vivant au milieu du chaos mortifère : des amis écoutent
les tubes de l’époque dans une ambiance festive, on badine même. Cette
parenthèse contraste durement avec ce qui va suivre et n’en rend la transition
que volontairement plus brutale.
Le traitement bestial que vont
subir les jeunes est filé tout le long du film : l’un se réfugie blessé
sous une voiture tel un animal aux abois, les autres sont entassés dans des fourgons
sans ménagement tel du bétail. Leur désignation même participe du mépris
ambiant soit un travers une chosification de l’humain : « Il est à qui celui-là ? » se
demande un policier exhibant l’un des prévenus, soit en niant leur personne
même, réduite à des adjectifs descriptifs : « Le grand », « Le
costaud ». L’acmé de ce processus déshumanisant étant ressentie pendant
le long et éprouvant supplice subi par les personnages, dont deux femmes
blanches (leur présence aux côtés d’hommes noirs attise le ressenti des
policiers), lors du huis clos au motel (tous sont face au mur, acculés dans l’antichambre
de l’abattoir). Krauss laissant alors éclater son déchainement d’animosité durant
ces séquences oppressantes, à juste titre sans musique, ce qui donne cette terrifiante
consistance à une bande-son où s’entremêlent les coups, les suppliques et les
cris. Le détournement coupable des autorités autres que la police locale est
pointé et Dismukes au contraire tente d’exister dans une frontière bien peu
perméable. Il ne se montre pas hostile envers l’armée par exemple (il offre du
café) mais fait tout pour secourir ses compatriotes afro-américain (il aide à
la recherche de l’arme pour que cesse la confrontation avec Krauss) jusqu’à une
certaine limite qu’on lui impose (les soldats faisant physiquement barrage). La
réalisation est comme le film : sous tension, en alerte, le cadre est remuant,
les zooms brutaux, comme dans un reportage de guerre. Kathryn Bigelow est en total
maitrise de son sujet et ça se voit, elle introduit de surcroit des images d’archives
qui renforce d’autant plus cette promiscuité avec la réalité. La réalité d’une
nuit d’abatage dont l’Amérique contemporaine ne cesse d’être un triste écho.
11/10/2017
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