Écrit et réalisé par Kaouther
Ben Hania, d'après l’œuvre de Meriem
Ben Mohamed
... La digne indignée
Récemment, le 27 juillet 2017, le
parlement tunisien a voté en faveur d’une loi historique concernant les
violences faites aux femmes, instaurant une reconnaissance et une assistance
qui faisait cruellement défaut à des victimes souvent négligées. Un cas en
particulier a eu un écho retentissant, celui d’une jeune femme violée par des
policiers et qui s’est heurtée à une société masculine et patriarcale. Ce
témoignage et cette affaire éloquente ont donné naissance à un livre : « Coupable d’avoir été violée » de Meriem
Ben Mohamed et que porte aujourd’hui à l’écran la réalisatrice tunisienne Kaouther
Ben Hania. « La belle et la meute »
(sélection Un certain regard à Cannes) est en effet une lutte effrénée contre
un système qui nie la violence faite à une femme, la radioscopie poignante et
révoltante d’une société qui n’a pas encore digéré son désir de révolution et
sa volonté de réforme. Le contexte politique est évidemment présent en
filigrane dans un film qui aborde frontalement la question du viol, aussi tabou
soit-elle, qui plus est dans un pays où la liberté des mœurs dans l’espace public est toute relative,
les autorités se référant encore à des codes de conduites archaïques. Premier
pays arabe à s’être soulevé dans cette période qu’on désignera par la suite
comme étant celle du « Printemps arabe », la Tunisie a vu sa jeunesse
prendre la rue et scander sa révolte. Cette même jeunesse qu’on retrouve dans
un film qui se déroule quelques temps après les événements. Mariam a organisé
une soirée étudiante qui se déroule dans la bonne humeur, dans un hôtel près de
la plage à Tunis. Mais alors qu’elle sympathise avec Youssef, rencontré sur
place, sa nuit vire au cauchemar quand des policiers portent atteinte à son
honneur en meurtrissant sa chair. Choquée et déboussolée, soutenue par Youssef,
témoin impuissant, elle entame ce qui va être son parcours du combattant, une
marche semée d’embûches, envers et contre tous, pour déposer une plainte qui ne
trouve pas de résonance. Car comment faire quand la police elle-même se révèle non
pas une alliée mais une adversaire des plus coriaces ? Le temps d’une nuit
bouleversante, Kaouther Ben Hania nous entraine frénétiquement aux côtés de son
personnage, figure féminine courageuse, ballotée d’hommes en hommes, dans un
film engagé qui revendique haut et fort la fin de l’impunité.
Sujet forcément délicat car
touchant à une blessure intime, violente et dégradante, La belle et la meute fait de son récit, à la base littéraire, un
enjeu cinématographique des plus percutants. La réalisatrice a décidé de
dérouler les péripéties de Mariam à travers neuf plans-séquences d’au moins dix
minutes chacun, divisant son film en neuf chapitres, simplement désignés par un
chiffre. Ce choix est en lui-même un défi car cela nécessite des répétions minutieuses,
tant pour la réalisation que pour les acteurs mais le résultat est à la hauteur
de l’investissement. Outre le rythme tendu, sans respiration, que cela impulse
à l’ensemble, c’est le côté inextricable de l’action qui est contenu dans cette
approche formelle. La caméra ne lâche pas son personnage en perdition, à l’instar
des policiers ; les joutes et les affrontements se passent en continuent dans
un effet de réel qui ajoute à l’emprise qui s’exerce sur Mariam. Cette caméra
témoin n’est pas pour autant voyeuriste, au contraire, la réalisatrice traite d’ailleurs
l’acte du viol de façon elliptique, sans néanmoins l’éluder. Ainsi, les cartons
qui ponctuent l’avancée de l’histoire en chapitres commencent-ils par le
chiffre 2, qui fait suite au générique, première séquence à valeur de prologue.
En décidant précisément de ne pas montrer le chapitre 1 (sinon d’une façon
détournée et brève ultérieurement), le film ne le rend que plus prégnant, que
plus dramatique puisque la conséquence (le traumatisme de la victime) se suffit
à elle-même. Cette caméra qui capte le malaise et la détresse agit comme un
miroir tendu à une société qui a trop longtemps ignoré et bafoué le sort de ces
femmes violentées, d’où le pertinent plan inaugural où Mariam se maquille face
caméra, insouciante et joviale. C’est aussi le paradoxe d’un pays qui s’exprime
dans ce début festif où le sous-sol agit comme un endroit protégé du regard des
autorités (tenues et attitudes libres des jeunes femmes) alors que le monde
extérieur, soumis à d’autres règles, devient un piège qui se referme sur sa
victime. Sujet que Téhéran Tabou (Ali Soozandeh),
sous forme d’un film d’animation, a dernièrement également soulevé avec
impertinence.
« Ne renonce pas à tes droits ! » : tel est le
leitmotiv qui accompagne le parcours de Mariam, lancé entre autres par Youssef
(Ghanem Zrelli), embarqué malgré-lui dans une histoire qui est pour lui la
suite de son combat pour la révolution. Il y fait explicitement référence face
à un des policiers, symbole d’un pouvoir répressif qui n’a pas abandonné ses
méthodes. Les cadrages des plans-séquences sont finement construits et vont
sans cesse mettre en tension ces rapports conflictuels entre les deux jeunes et
les autorités, la scène à la clinique est emblématique de cette mise en scène
réfléchie. Alors que Youssef tente d’obtenir un certificat de viol auprès de l’infirmière
d’accueil peu coopérative, la caméra isole Mariam dans sa détresse puis se
recentre sur le refus de l’infirmière, excluant alors du cadre une Mariam qui n’est
pas considérée comme une victime. Les interrogatoires successifs, et de plus en
plus oppressants, que va subir cette dernière procèdent du même principe :
les hommes exercent une pression sensible sur Mariam par leurs déplacements et
leurs emplacements dans le champ. L’arrière-plan joue son également son rôle
dans des postes de police où règne le danger. Mais les hôpitaux ne sont pas en
reste : trimbalée d’un service à l’autre, la victime est à peine
considérée (scène des urgences) voire méprisée (« Elle a l’air en forme »). Seules quelques âmes bienveillantes
maintiennent une lueur d’optimisme. L’actrice Mariam Al Ferjani incarne formidablement
avec toute l’énergie du désespoir cette descente vertigineuse et intolérable
dans un enfer bien réel. Malgré toutes les vilénies que subie Mariam, son plus
symptomatique acte de coercition est la nécessité de cacher ce corps qui
réclame sa liberté, de dissimuler cette robe qui respire la sensualité, en s’obligeant
à tout recouvrir d’un voile régressif. Voile que la jeune femme détournera dans
un dernier acte de bravoure, faisant d’elle une héroïne admirable.
18/10/2017
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