Réalisé par Tomas Alfredson ; écrit par Bridget O'Connor et Peter Straughan ; d’après l’œuvre de John le Carré.
… L’échiquier des âmes
A partir d’un canevas classique du film d’espionnage (un traitre dans les services secrets britanniques), le réalisateur peint un intéressant tableau d’une époque (la guerre-froide) mais surtout dresse le portrait d’hommes qui se retrouvent face aux autres tout autant que face à eux-mêmes. Le déroulement du film sera l’antithèse d’un espionnage à la James Bond : point d’action tonitruante et pourtant la tension sera tangible à chaque instant, dans les regards, dans les mots, dans les souvenirs où tout se dissimule. Car pour remonter à la source, il faut remonter le fil du temps et une séquence récurrente, la fête de Noël des agents du service, battra la mesure temporelle.
Smiley, ironie nominative pour cet homme qui ne sourit jamais, se retrouve congédié avec son directeur pour l'échec dramatique (il y a eu fusillade) de la mission censée démasquer la taupe. Avant de reprendre du service, sommer par sa hiérarchie de mener à bout la traque. Chacun est donc suspect : ces sont les cinq membres du premier cercle du service, tous figurés par des pièces d’échecs, métaphore de la partie qui s’est engagée, dans l’ombre. Car la mission doit rester secrète, les pièces doivent donc être manipulées à leur insu. Le jeu des apparences est donc multiple puisqu’il faut, comme la taupe, paraître plutôt qu’être. Et si Smiley change de lunettes au début du film, ce n’est pas un hasard, ce subtil détail nous indique déjà le passage à un autre regard, sur le fait qu’une nouvelle vision est nécessaire pour décrypter le réel. Une analogie avec un enfant binoclard sera d’ailleurs faite ultérieurement, pris sous l’aile d’un agent disparu, ce dernier reconnaitra en lui les caractéristiques du bon agent secret : ce solitaire qui observe tout et voit tout derrière ses lunettes.
Smiley (Gary Oldman, saisissant) canalise l’atmosphère pesante du film, à la fois terne et grise, il porte une certaine tristesse en lui tout autant qu’un attachement puissant à sa fonction. Toute l’histoire du film est celle de ces hommes qui évoluent dans ce milieu hermétique, de leurs solitudes, de leurs choix et de leur abandon : « je veux une famille ! Je ne veux pas finir comme vous autres ! » lancera une de leur source. On songe à La vie des autres (2006), car la démarche est dans le même esprit. La figure de l'agent solitaire n'est pas sans nous rappeler également celle tenue par Gene Hackman dans le remarquable Conversation secrète (Coppola, 1974). Le pouvoir isole, à l’image du plan où le responsable du service, quand il apprend l'échec de la mission, reste comme pétrifié, alors qu’un lent travelling arrière le laisse seul, perdu derrière le hublot de son bureau.
L’échiquier des services secrets est ainsi également celui de leur vie, des hommes derrière les agents, trouver la taupe n’est que le Mac Guffin (ce qui fait agir les personnages). Se découvre alors un Smiley trompé par sa femme, une agent retraitée qui regrette le bon vieux temps, le jeune second obligé de « faire le ménage » dans sa vie comme l’exige la situation. Et d’ailleurs, cette histoire d’espionnage ne se révèle-t-elle pas finalement une histoire d’amitié, à la vie, à la mort ? Même s’il y a quelques éclats brutaux de violence, c’est le cheminement intellectuel qui occupe l’essentiel du film, où chaque pion doit être doté d’humanité pour que surgisse la vérité. Quand celle-ci est découverte, c’est bien sûr à l’image de ce qui s’est déroulé auparavant, à savoir calmement, sans emphase mais avec une implacable maîtrise, un simple pivotement de caméra.
La séquence finale est aussi passionnante qu’inattendue dans sa forme. C’est une libération. Libération puisque la taupe est tombée mais aussi libération de cette atmosphère grise qui laisse place à une musique guillerette (La mer, de Charles Trenet) sur des images en forme d’épilogue qui prennent leur source lors de cette fameuse fête de Noël, où les serments se lisent dans les regards. Ces mêmes regards qui s’échangeront une dernière fois, à l’heure où s’achèvent les promesses et où dignement se donne et se reçoit la mort. Le retour d’un Smiley réhabilité au bureau fait écho à sa disgrâce inaugural, cette fois, il porte bien son nom quand s’achève le film et qu'il s’installe, plein cadre, à sa nouvelle place, littéralement de nouveau au premier plan. La partie s’est achevée, une autre peut commencer.
Romain Faisant, écrit le 19/03/2012
Bonjour Romain, voici une chronique qui donne envie, très bien écrite.
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