...Les seuils de l'ailleurs
Filmeur poétique des crépuscules de nombre de ses personnages, Raoul
Ruiz à son tour a rejoint la nuit en nous laissant avec la lumière de cette
ultime projection, sa dernière œuvre, forcément une émotion forte. Après les aventures historiques fleuves des Mystères
de Lisbonne (2010), l’ultime film de Raoul Ruiz revient à une figure qu’il
affectionne, celle du vieillard qui contemple sa vie, qui la revit, la raconte
et la dépasse. Son film est à la fois un contenant et un contenu tant, à
travers la destinée qu’il narre, c’est son propre cinéma qu’il nous lègue dans
un dernier geste cinématographique plein d’entrain et d’élan.
Comme si le cinéaste avait
déjà pris son envol, ce sont des images aériennes de côtes qui ouvrent le film,
à la terre succède ensuite la mer et son motif aquatique, récurent chez Raoul
Ruiz (voir l’ouverture du Temps retrouvé
(1998) par exemple), témoignage du caractère baroque de son œuvre. Le jeu des
références internes sera constant et place finalement le spectateur dans une
position similaire à celle du personnage du vieux Don Celso (Sergio Hernandez, malicieux alter égo d’un
cinéaste en partance). Ce dernier est mis à la retraite, c’est la fin qui
s’annonce et qui engendre alors un voyage entre passé et présent, entre vie et
mort, comme le fait le spectateur qui navigue entre les différentes allusions
aux films de celui qui lui livre la dernière pièce d’une grande fresque
baroquisante.
Ainsi, il n’est pas innocent
que tout commence par un cours de Jean Giono sur la traduction d’un poème face
à des élèves aux yeux fermés pour mieux intérioriser la beauté du texte. Poète
d’images, Raoul Ruiz met ici en exergue une figure littéraire apprécié, qu’il a
d’ailleurs déjà adapté (Les âmes fortes,
2001) et avec qui il partage la puissance de l’imaginaire et le goût des
paysages. L’écrivain (qui s’est également mué en cinéaste) devient
l’interlocuteur de celui qui est à la fois le narrateur de son enfance et le
protagoniste d’un présent hanté par la mort approchante. C’est un ballet de personnages, excentriques,
étranges ou moribonds qui va défiler devant nous, autant de « billes du
Temps », ces sphères métaphoriques dont discutent les deux compères.
Les fantasmagories de Don
Celso nous amènent ainsi à croiser un Beethoven qui découvre la magie du
cinématographe et qui s’émeut de la réalité de la chose projetée comme en leur
temps les premiers spectateurs du fameux L’arrivée
d’un train en gare de la Ciotat
des frères Lumières (1896). Devant des
effets de transparences surannées et volontairement artificiels, c’est un Long
John Silver tout droit sorti de de L’île
au trésor (dont Raoul Ruiz a réalisé une adaptation libre en 1985) qui
vient dialoguer avec un Don Celso enfant. Ce duo de l’ancien et du jeune,
figure bicéphale d’un même être en partance vers cet ailleurs, était aussi
celle présente dans Le Temps retrouvé
(1998).
D’une façon prémonitoire,
l’inéluctable décompte du temps sert de matrice à ce dernier film, et, fidèle à
son humour surréaliste, Raoul Ruiz en fait ici un running gag via la sonnerie
du réveil de Don Celso. La théâtralité de certaines scènes est commune avec ses
autres films (comment oublier ces surprenants glissements de meubles ou ces
personnages qui coulissent latéralement dans le décor telles des marionnettes),
telle la séquence dans la pension avec son décor et ses deux portes en
profondeur de champ qui, avec ses entrées et ses sorties du plateau, évoque le
vaudeville et donc le rire. Au seuil de différents genres, ce dernier film
dialogue certes avec ses propres souvenirs mais aussi avec ceux de ses aînés.
Comme ce mot qui traverse le
film, Rododendro, surnom donné en espagnol au
jeune Don Celso par sa grand-mère. On songe inévitablement au Rosebud de Citizen Kane (Orson Welles, 1941) (d’autant plus que Rhododendron
signifie « arbre à roses »),
mosaïque d’une vie et art poétique du 7ème art. La boule à neige
revient également sous la forme de bateaux en bouteilles (maquette de voilier
qu’on apercevait d’ailleurs dans les mains d’un enfant dans Comédie de l’innocence, 2001). Le mythique
mot du film de Welles contenait en lui la désignation de l’enfance associé à la
perte (Les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus écrit Proust), le mot du personnage de Raoul Ruiz contient
aussi cette mélancolie mais elle est vécue de façon optimiste et souriante. Le
surréalisme est ainsi de mise lors de la déambulation des morts qui conservent
leurs stigmates, nous rappelant l’homme ayant un marteau dans le crâne et qui
continue de discourir dans Trois vies et
une seule mort (1995).
Le passage vers cette nuit d’ailleurs
se fait d’une habile et graphique façon puisque Don Celso, sur le chemin de sa
mort, se retrouve dans le canon de l’arme qu’il a utilisé et où défilent des
personnages, rémanences des précédentes victimes, allégorie visuelle de l’iris
cinématographique. Mais le cordon avec
la vie ne se coupe jamais vraiment chez Raoul Ruiz et vivants et morts cohabitent
(voir La maison Nucingen, 2008)
autour de seuils perméables. Et le crépuscule est ici joyeux, tout se termine
en chanson et les morts assistent au spectacle de la vie comme nous assistons
au spectacle des images, on célèbre l’existence, on rend hommage à ceux partis
en face et qui comptent désormais parmi eux, leur illustre créateur.
« De la
musique encore et toujours !
Que ton vers soit
la chose envolée
Qu'on sent qui fuit
d'une âme en allée
Vers d'autres cieux
à d'autres amours. »
Verlaine, L’Art poétique
in Jadis et Naguère (1884)
Romain Faisant, 11/07/12
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