Écrit et réalisé par Leos Carax
...Les rendez-vous de l’incarnation
Cinéaste rare, Leos Carax nous avait proposé son dernier long-métrage
il y a 13 ans déjà (Pola X, 1999) et son retour se fait précisément autour de
la temporalité et de ce Temps qui s’enfuit pour n’être plus que nostalgie. Et
ce temps que nous invite à partager le réalisateur, c’est celui du cinéma et de
ceux qui l’incarnent, les acteurs. A travers une étrange et fascinante expérience,
un voyage d’un jour et d’une nuit, le film, qui a remporté le Prix de la
Jeunesse au dernier festival de Cannes, se met en scène et entrecroise les
regards des actants et des regardants dans une déclaration passionnée aux
histoires filmées.
Le dispositif fil rouge est
celui d’une limousine blanche qui parcourt les rues avec à son bord un homme
qui en est plusieurs, successivement. On l’amène à des rendez-vous durant
lesquels il va devoir se donner, entièrement, à son art, celui de l’incarnation.
Cette locomotion narrative qui voit un personnage solitaire conduit d’étapes en
étapes à la rencontre d’autrui n’est pas sans nous rappeler le récent Cosmopolis (Cronenberg, 2012) et sa
limo errant dans les rues. Les deux personnages, qu’on dirige, littéralement, ne sont pas si éloignés : quête de soi
et quête de sens leur feront quitter la route.
Si le film se focalise sur un acteur,
ce sont en réalité onze individus qui en émergent. On retrouve là le principe d’un
acteur pour plusieurs personnages au sein du même récit (voir Drame dans un miroir de Fleisher en 1960 ou encore le Smoking/No
smoking de Resnais en 1993). Monsieur Oscar (Denis Lavant, puissant et
bluffant) est chargé de jouer des personnages, c’est son métier et sa limousine
est sa loge où s’entassent malles et costumes. Un miroir à maquillage, cerclé
de ses fameuses ampoules lui renvoie une image qui n’est jamais la même. Car Monsieur
Oscar (jamais nous ne saurons son prénom) est toujours un autre : du matin
au soir, il enchaîne des rendez-vous qui sont autant de scénarios qu’il va devoir
jouer. Mais pour qui au juste ? La mise en abyme inaugurale nous aiguille :
dans une parfaite symétrie spéculaire, nous nous retrouvons, les spectateurs,
face à notre propre image sur la toile de cinéma. Contrairement à l’héroïne de La rose pourpre du Caire (Allen, 1985),
nous ne franchirons pas l’espace filmique, mais c’est quand même bien dans un
certain envers que nous pénétrons à
la lueur du projecteur. Celui de l’incarnation.
Notre regard, à la fois omniscient
et géniteur (le film n’existe que s’il est vu) accompagne l’acteur sur ses
scènes comme dans sa loge mouvante
car comme lui, toujours en action, toujours ailleurs et n’offrant pas de répit pour
qu’il puisse, enfin, ne plus être tous ceux qu’il n’est pas. La fatigue et la
lassitude semble poindre, forçant même le Grand Ordonnateur, avatar du cinéaste
figuré par un monstre sacré : Michel Piccoli, à s’enquérir de la
motivation de l’acteur. Nous sommes bien d’une certaine façon au cœur d’un métafilm, même si ses apparats techniques
ne sont jamais montrés. Les saynètes, toutes différentes, s’enchaînent, les
performances actorielles se surpassent entre elles, les genres défilent, du
drame au surréalisme, la palette filmique conserve son unité par celui qui incarne
aussi bien un repoussant Satyre qu’une mendiante décrépie.
Peaux, ongles, perruques, les
artifices composent et recomposent un corps évolutif, le paroxysme inversé
étant atteint lors du rendez-vous de la motion
capture. Le corps de Monsieur Oscar n’est plus que points luminescents (les
capteurs de mouvement) qui deviennent sur un autre écran le corps d’une
créature numérique : l’effacement du sujet est total, seuls subsistent la
trace des mouvements. Or, à l’image de son miroir de maquillage traditionnel,
Monsieur Oscar vit lui pour l’incarnation
physique, il joue avec l’humain pour l’humain.
Ainsi, la porte en trompe l’œil
ouverte au début nous évoque celle du Truman
Show (Weir, 1998) et son passage
de l’autre côté du décor ; ici, l’acteur découvre la salle de cinéma et
ses spectateurs. Au travers de l’acteur, c’est donc le cinéma, art en perpétuel
mutation, mais aussi sa réception que l’on interroge. Le minutage serré de la
narration fait écho à la course d’un monde qui multiplie les incarnations, n’est-ce
pas alors l’âme qui s’égare dans les dédales des films. Ce temps insaisissable,
notre acteur va le prendre, l’instant de répit impossible arrive quand la
machine s’enraye (accrochage avec la limousine, arrêt symbolique de la
locomotion infernale). Dans les ruines de leur passé, lui et une consœur au
chant mélancolique évoqueront ainsi leur nostalgie. Les mannequins démembrés
qui jonchent le sol sont les symptômes de cette mémoire fragilisée du corps
incarné.
C’est toute la question de l’Amour
qui s’impose alors, celui du cinéma et des acteurs, du pourquoi on fait les
choses et pourquoi on continue. Le temps de la désincarnation est là, la menace de la machine au cœur d’acier rôde
(Où les limousines sont-elles garées la
nuit ? se demandait le personnage en quête de ressenti dans Cosmopolis, voilà peut-être la réponse :
enfermées au parking, elles se meuvent ici en Sages et mettent en garde, non sans humour), alors, l’instant d’un
défilement vivant, les images de chairs sont bien ce que nous avons de plus
cher.
Romain Faisant, 4/07/12. Publié et mis en une sur le site de L'express.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire