Réalisé par Bertrand Bonello ; écrit par Bertrand Bonello et Thomas Bidegain
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L'excessif sensitif
On se souvient des polémiques
autour de la mise en chantier simultanées de deux adaptations de la vie du
couturier Yves Saint-Laurent, du soutien de Pierre Berger au film de Jalil
Lespert (sorti en Janvier) et de la distance prise avec le projet de Bertrand
Bonello. Qui se fera, néanmoins. On ne peut aujourd’hui que s’en réjouir, d’une
part car cette épopée créatrice aux multiples facettes se prête à plusieurs
visions et que le fait de n’être précisément pas adoubé par le compagnon de
toujours et le gardien mémoriel permet certainement à Bonello d’être plus
corrosif, conférant entre autres au personnage de Pierre Berger un rôle bien
différent de celui du film de Lespert. Les opposer n’aurait cependant pas de sens
car ils ont chacun leurs spécificités et leurs convergences. Le sujet peut-être
le même, c’est le regard du cinéaste qui en fera un objet unique, comme le
couturier qui s’empare des tissus existants pour mieux les magnifier. Bonello
trouve en Saint-Laurent un homme qui
défaille, un homme qui cherche à créer comme à vivre, fougueusement,
dangereusement, excessivement. Marqué à jamais par son internement, il restera
hanté par une certaine folie qui quand elle est créatrice donne le merveilleux
et le révolutionnaire, qui quand elle est personnelle, mène aux abysses.
Couvrant une période plus resserrée que le film précédant (une décennie 60-70),
le Saint Laurent de Bonello avec Gaspard Ulliel (qui réussit avec panache cette
immersion charnelle et langagière), qui représentera la France aux Oscars, est
un film pop et baroque qui met l’accent sur les contrastes d’une vie aussi
remplie que meurtrie.
« Vous êtes à Paris pour le travail ? - Non, pour
dormir ». Cet échange inaugural dans le hall d’un hôtel entre le
réceptionniste et Yves Saint-Laurent révèle l’usure extrême qui était celle du
créateur admiré. Le repos ne peut exister pour celui dont on attend toujours la
nouvelle collection, la nouvelle inspiration, le nouveau trait de génie. « Le défilé approche et tu n’as encore
rien dessiné » s’inquiète Pierre Berger, tout comme résonne la longue
liste des rendez-vous impératifs qu’égrène son assistante alors que lui ne
demande qu’à écouter sa musique. C’est que tout l’atelier vit au rythme des
humeurs du maître, les couturières, ces fameuses petites mains, ne sont
d’ailleurs pas oubliées pas Bonello qui cadre leurs gestes, souligne leur
dextérité, montre leur exigence.
C’est une ruche où Saint-Laurent est
concentré, d’une fulgurance née une création (scène où les manches d’une robe
sont arrachées), d’un face à face émerge une femme en sommeil (l’instant avec Valeria Bruni Tedeschi qui entre les mains du
créateur se transforme sous nos yeux). Rapidité également des coups de crayons
qui en quelques lignes épurées façonnent une silhouette habillée. L’homme
horizontal en blouse blanche de travail et aux lunettes si caractéristiques,
penché sur son bureau, contraste avec celui, vertical, qui expérimente une
autre vie. Il est souvent fait référence à Proust et la scène où Yves pénètre
le tableau de la chambre de l’écrivain pour se fondre dans ses draps scelle le
parallèle. On sait que l’écrivain a mis sa vie au service de son œuvre jusqu’à
l’épuisement absolu, quittant son lit à la faveur de la nuit pour aller
s’encanailler dans les lieux à la mode. Saint-Laurent ne fera pas différemment.
« J’aime les corps sans âme car l’âme est ailleurs »
déclare-t-il, et Bertrand Bonello place précisément ce corps dans toute son
ambivalence, comme il avait pu déjà le faire dans L’Apollonide, également présenté en compétition à Cannes en 2011.
Libéré du carcan de la blouse de l’atelier, l’autre Yves soumet sa chair à tous
les plaisirs, guidé par son amant (Louis Garrel) qui de lieux de drague en
soirées orgiaques semble lui offrir ce paradis artificiel qui manque à son
existence. Cette relation sulfureuse, entre amour et décadence (scène du corps
ensanglanté, hallucination des serpents), éclipse celle avec Pierre Berger, là
où le film de Lespert la mettait en avant. Le choix de Bonello est sans
ambiguïté : ce dernier est un homme d’affaires, c’est lui qui est sans
cesse à la manœuvre pour imposer, valoriser et perpétuer les fameuses trois
initiales devenues une marque mondiale : YSL. Comme cette longue scène de
négociations avec les investisseurs américains où Yves est un produit comme un
autre qui doit rapporter de l’argent : « C’est
lui qu’on vend » assène-t-il. La prestation de Jérémie Renier est
volontairement froide et dépourvue de la sensibilité qui pouvait être celle
d’un Guillaume Gallienne. Il gère sa vie plus qu’il ne la partage. Yves est
d’ailleurs montré seul au crépuscule de sa vie, la peau est ridée et l’âme morcelée
dans son mausolée-musée. Bonello va et vient dans les époques, tisse des liens,
met en perspective, stimule le regard en divisant l’écran telle une toile de
Mondrian. Son Yves Saint-Laurent est fait de ces assemblages, entre splendeur
et douleur, instinct et pulsion, obligé d’être vivant aux yeux des autres, qu’était-il
au fond de lui ? « J’ai créé un
monstre et je dois vivre avec ».
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
27/09/14
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