Écrit et réalisé par Myroslav Slaboshpytskiy
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... La force du geste
Sélectionné par la Semaine de la
Critique au dernier Festival de Cannes, le film du réalisateur ukrainien Myroslav
Slaboshpytskiy y a obtenu le Grand Prix, lui permettant ainsi une exposition
particulière. C'est que The Tribe (le
réalisateur reprend et développe le sujet d’un de ses courts-métrages) propose
au grand public une expérience cinématographique peu commune : une fiction
entièrement tournée en langue des signes. « Il
n’y a ni sous-titres ni explications » souligne d’emblée un carton.
Voilà le spectateur prévenu. C’est donc ce dernier qui se retrouve dans la
position du sourd: il voit mais doit essayer de saisir autrement ce qui se joue devant lui. L’ambiance sonore, sans
musique, perdure néanmoins. Le réalisateur ne pousse pas l’immersion et
l’inversion jusqu’à nous faire éprouver l’absence de son. Car les sonorités
sont précisément un élément important (plusieurs situations d’ironie dramatique
seront liées à cet aspect), tout comme l’histoire qui s’émancipe de sa forme
langagière pour nous empoigner sans ménagement dans l’hostile et le bestial.
Soit un internat décrépi d’un autre temps où des adolescents sourds-muets
livrés à eux-mêmes ont leurs propres règles de vie. Sergei vient d’arriver et
son intégration progressive va le mener à faire partie d’un groupe qui
s’organise autour de la prostitution de deux jeunes filles. Son attirance pour
l’une d’elle va enrayer le système. Y-a-t-il de la place pour les sentiments
dans ce huis clos décadent ?
Sergei (Grigoriy Fesenko) cherchant
son chemin. Telle est la première séquence - trompeuse - du film. En effet,
c’est le seul moment où le sourd-muet est en position de désavantage puisque
face à une entendante, il est obligé de se faire comprendre pour précisément
arriver à l’internat où il sera dans son élément. La bascule a lieu
immédiatement après, lors de l’arrivée à l’école où a commencé une cérémonie.
La caméra reste devant la porte vitrée et la scène se déroule dans la
profondeur de champ : mise à distance qui est également celle du
spectateur face à une langue des signes qu’il ne comprend pas, tout autant que
promesse d’accessibilité. La transparence est là pour annoncer que cet univers,
duquel nous sommes a priori exclus, va être rendu perméable. Car il n’y aura
pas une parole échangée entre les protagonistes
et pourtant de nombreuses choses que nous comprendrons seront exprimées. A
l’instar du personnage de Sergei, il va s’agir de découvrir et de s’inclure. Ce
qui est aussi instauré formellement par le choix de plans-séquences systématiques
qui prennent dans leur continuité les échanges gestuels et rend
cinématographique ce besoin d’être dans la frontalité avec l’autre pour être
compris, sans coupure, sans échappée.
Cette façon de filmer permet également
d’acculer le spectateur, de provoquer la tension en jouant sur le rythme
interne au plan : ce n’est pas le montage qui fait surgir la sensation
mais l’intensité en continue de ce qui s’y déroule. Jusqu’à la nausée. The Tribe fait en effet acte d’une
violence psychologique et physique marquée dont l’aspect sonore est un des
rouages. Les hurlements et la colère font place au déchainement des
gestes : claques, coups de poings, de pieds. Le bruit des mains qui se
heurtent pour s’exprimer dans le langage des signes devient ces mots qu’on
devine. Ces plans qui durent nous amènent à regarder avec encore plus d’acuité
les visages et les corps, qui souffrent et se heurtent, car ce sont leurs
moyens d’expressions. La fluidité du jeu est accrue sachant que tous les
acteurs, non-professionnels, sont réellement sourds. L’absence des mots
prononcés ne rend que plus forte l’adhésion aux scènes et se confond parfois
avec l’indicible (scène très éprouvante de l’avortement clandestin).
L’internat est un environnement
inhospitalier dont les murs partent en lambeaux et dont les adultes sont
absents. Les seuls qui apparaissent sont complices du proxénétisme, comme le
professeur de menuiserie, chauffeur de la camionnette qui transporte les
filles. Comme des bêtes qui vont à l’abattoir et dont on tire un prix. La
répétition des scènes où les filles arpentent le dédale du parking à camions
pour trouver un client provoquent l’écœurement. L’animalité domine, comme cette
scène où surgissent de la nuit des pensionnaires qui se jettent sur des sacs de
nourriture tels des animaux sortant de leur terrier. Sergei devra faire faire
face aux mâles dominants. Mais le territoire conquis peut vite être remis en
cause (comme lorsqu’on le chasse de sa chambre). Sa tentative de rapprochement
avec Anna (Yana Novikova), l’une des
filles prostituées, est une lueur de sentiment dans un endroit où tout semble
rude et brutal. Symptomatique séquence du
rapprochement physique dans la chaufferie, alors que tout s’oppose à un acte
romantique (lieu, situation, transaction financière), Sergei tente de
normaliser la chose mais le refus du baiser par Anna renvoie l’acte à un simple
coït. L’absence de paroles devient l’évidence d’une absence de compréhension
entre ces deux protagonistes jusqu’au point de non-retour où la satisfaction
individuel (qui s’achète) prendra le pas sur le désir mutuel. Sergei ouvre et
clôt le film, s’il a bien intégré une tribu, il l’a quittera avec des gestes radicaux
qui cette-fois-là ne seront pas l’équivalent de mots. Le spectateur en restera
sonné, interdit, sans voix.
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
04/10/2014
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