Réalisé par Alejandro
González Iñárritu ; écrit par Alejandro
González Iñárritu, Nicolás Giacobone, Alexander Dinelaris et
Armando Bo
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... L'art de devenir quelqu'un
Le moins que l’on puisse dire,
c’est que le dernier film du réalisateur mexicain Alejandro González Iñárritu arrive
chez nous avec une réputation des plus prestigieuses. A la longue liste des
récompenses de Birdman viennent de
s’ajouter les 4 Oscars tout juste décernés dont ceux, prestigieux, du meilleur
film et meilleur réalisateur. Derrière cette consécration, il y a donc un film, le 5ème de son
réalisateur dont on avait senti le potentiel dès ses débuts : Amours chiennes (2000) était un coup de
maître qui inaugurait une trilogie existentielle sur le modèle du film choral.
En 2010, Biutiful (qui valut à Javier
Bardem le Prix d’interprétation à Cannes) permettait au réalisateur de
poursuivre sa mise en scène de l’humain à travers le drame. Birdman se révèle comme une somme du cinéma d’Iñárritu :
ses films passés en irriguent le cœur tout en faisant naître une nouvelle œuvre
baroque et virevoltante qui croît devant nous avec une vigueur éclatante. Un acteur sur le retour, Riggan, ancienne
gloire du cinéma fantastique pour avoir interprété à 3 reprises un super-héros
ailé, tente une reconversion dans le théâtre en adaptant une histoire de
l’écrivain américain Raymond Carver. Bien loin de ce qui a fait son succès, il
entre alors dans un tourbillon où il va devoir, durant les jours qui précédent
la première, se confronter aux acteurs, à sa fille, aux autres mais surtout à
lui-même et à une vie hantée par le personnage fictionnel de son passé.
Formellement superbe, Birdman offre
un contenu qui l’est tout autant : celui d’un acteur vampirisé par un rôle
qui refuse la facilité et cherche désespérément à exister de nouveau à travers
son art : l’interprétation.
« Tu n’es rien, tu n’existes pas ! » lui hurle Sam (Emma
Stone), la fille de Riggan lors d’une violente dispute verbale. Le constat est
brutal et laisse d’ailleurs l’acteur déchu dans le mutisme. Riggan est un homme
du passé et tout semble vouloir l’y renvoyer. Dans sa loge trône d’ailleurs un
gigantesque poster encadré de l’affiche du troisième Birdman : immense miroir mental d’une image qui lui colle à la
peau. Ce que le film va mettre en relief par l’utilisation d’une voix
off : celle de ce super-héros à la voix exagérément grave qui semble avoir
une vie propre à l’intérieur de l’esprit de Riggan. C’est Michael Keaton,
magistral et émouvant, qui campe cet acteur troublé. La mise en abyme frappe
fort puisque, il faut bien l’avouer, l’acteur n’a plus vraiment retrouver le
statut qu’il avait à l’époque où il incarnait le Batman de Tim Burton (1989 et 1992). Le public l’associe au héros
masqué dans la réalité comme celui de la fiction au vengeur ailé. La scène où
une mère de famille lui demande une photo tandis que son jeune fils demande
« C’est qui ? » est le
reflet cruel mais réaliste d’un temps qui passe et d’une roue qui tourne. Effet
décuplé lors d’une scène mémorable où le ridicule aboutit au sublime. Obligé de
traverser Broadway en sous-vêtement suite à un concours de circonstance, la
foule le reconnait pour ce qu’il n’est plus : encore et toujours Birdman
alors qu’il se bat au quotidien pour qu’on l’adoube dans un autre costume. Cette
mise à nu montre la difficulté de se défaire d’une image qui a contaminé son
propre interprète.
L’image est précisément ce qui
est au cœur du film car Iñárritu a décidé de traiter cette histoire et de mener
sa réflexion en donnant l’illusion d’un flux continu : Birdman provoque l’impression d’un seul
et incroyable plan-séquence de 119 minutes où se cumulent les temporalités
(citons néanmoins L’Arche russe
(2002), le fameux film de Sokurov constitué d’un réel plan-séquence de 95
minutes). La technique et les trucages numériques lui ont donc permis de s’inscrire
dans la lignée du vieux rêve d’Hitchcock : faire un film qui ne serait
constitué que d’un seul plan. Ce qu’il avait partiellement réalisé avec La corde (1948), assujetti aux
contraintes techniques de l’époque. Produit par
Iñárritu, Nine Lives (2004)
s’était également aventuré sur ce terrain formel en proposant 9
plans-séquences. Tout comme son compatriote Alfonso Cuarón avec le désormais mythique
plan-séquence d’ouverture de Gravity
(2013). Une spécialité mexicaine ? Au-delà du défi technique et du plaisir
formaliste, ce choix est en constante interaction avec les personnages et les
enjeux dramatiques du film. Mené tambour battant et à huis clos, Birdman reflète la tension qui règne
dans les coulisses à l’approche de la grande première, ce que scande cette
image qui jamais ne s’arrête, toujours à suivre un personnage pour en cadrer la
fébrilité. Un solo de batterie rythme à bon escient les allées et venues dans
ce décor labyrinthique qu’est celui du théâtre. L’exiguïté des lieux fait que
les personnages s’y croisent et surtout s’y heurtent : Iñárritu exploite
les possibilités de ce décor avec ses portes et ses longs couloirs pour en
faire un ballet de vie tragi-comique d’une grande virtuosité. Edward Norton,
qui joue Mike, est excellent dans son duel avec Riggan : arrogant et insupportable,
il est ce mal nécessaire car rentable économiquement. La fluidité et la
continuité du plan-séquence épouse cette farandole de personnages et y débusque
une volonté incessante d’exister sans fard pour l’autre, chacun à son échelle.
Le titre d’un poème de Wallace
Stevens est mis en évidence sur le miroir de la loge de Riggan, comme un
aphorisme qu’il aurait fait sien : « Not Ideas About the Thing but the Thing Itself » (qu’on
pourrait traduire par « La chose
telle qu’elle est, non telle qu’elle est décrite »). S’exprime là ce
que recherche Riggan dans cette course éperdue à la reconnaissance, lui qui a
failli dans son rôle de père, d’époux et d’être humain. Comment exister quand
on n’est plus que la description de soi-même par les autres ? Riggan veut
faire surgir la vérité de son jeu, incarner le naturalisme, à l’opposé de son
passé de super-héros, d’où une adaptation de Raymond Carver aux histoires
ancrées dans le quotidien. Il bouscule le personnage de l’impitoyable critique
de théâtre pour la faire sortir de ses jugements préconçus. Sur le fronton du
théâtre d’en face s’affiche Le fantôme de
l’opéra : reflet d’une désincarnation que redoute Riggan. Il lui faut
exister et donc incarner. L’acteur nous apparaît au début du film en lévitation :
s’élever par le théâtre n’est-il pas précisément son aspiration ? C’est un
film de réflexions chorales sur la perception du réel que met magnifiquement en
image Iñárritu, il utilise le cinéma pour susciter le vertige de la méditation.
Un vertige grandiose.
Publié sur Le Plus du NouvelObs.com
28/02/15
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