Écrit et réalisé par Bruno Dumont
...L'horizon d'un visage
Le cinéma de Bruno Dumont était
fait pour rencontrer la figure de Camille Claudel. Lui qui a l’habitude de
filmer des personnages qui sont toujours perchés sur une frontière, entre la
raison et la déraison, entre l’apaisement et l’excessif, entre la passion et la
tension. Immergés au sein d’un quotidien souvent âpre, ses personnages voyagent
de façon chaotique dans leur propre vie et les visages sont souvent des
paysages qui patientent. C’est celui de Juliette Binoche que Bruno Dumont saisit
ici. Si la précision calendaire du titre permet la distinction avec son
illustre prédécesseur, le Camille Claudel
(1988) de Nuytten, il en pointe aussi sa propre spécificité : il va traiter
de l’internement de l’artiste statuaire à l’asile de Montdevergues tenu par les
religieuses. Le film de Bruno Dumont prend ainsi la suite du précédent dans la
chronologie. En effet, ce dernier s’achevait au moment même où Camille était
emmenée de force vers l’asile. Vingt-cinq ans après ce film, nous découvrons
donc l’après, le moins connu, l’artiste n’est plus, reste une femme privée de
liberté, une femme en attente.
Ainsi, le premier plan nous
montre Camille de dos. L’intention est forte car on la sait définitive, elle
n’avance plus vers la vie de face, on la contrainte à tourner le dos, dans les
deux sens du terme, à son passé d’artiste. La liaison se fait également avec la
toute fin du film de Nuytten où Isabelle Adjani, couchée dans le véhicule qui
l’emmène, se retourne et disparaît dans l’ombre. Cette simple image du dos de
Juliette Binoche clos tout espoir de marche en avant. De la même façon, la
première scène du bain, outre le fait d’inscrire cela dans un quotidien que
Bruno Dumont affectionne dépeindre, présente Camille littéralement à nue. Les
sœurs lui font remarquer sa saleté, on la dépouille comme on la dépossède de
son identité. Mais Camille a encore de l’espérance, en particulier envers son
frère dont elle était très proche, ce que montrait très bien le film de
Nuytten. Son visage s’irradie quand on lui annonce sa visite. Cette venue est
différée pour créer une acmé scénaristique et mettre en perspective l’entrevue
à venir avec ce que vit au quotidien Camille.
Cet environnement est donc celui de
l’univers psychiatrique (souvent traité au cinéma avec des monuments tels que Vol au-dessus d’un nid de coucous (Milos
Forman, 1975) ou le Shock Corridor de
Samuel Fuller, 1963) dans lequel Bruno Dumont s’était d’ailleurs déjà brièvement
introduit lors d’une séquence de L’Humanité
(1999) pendant la visite de Pharaon au pavillon des internés. Le cinéaste
posait déjà un regard à la fois triste et bienveillant sur ces personnes à la
mentalité défaillante. De véritables patients jouent ici les camarades
d’enfermement de Camille, autant de visages marqués, d’attitudes particulières
dont cette dernière se sent éloigner. Elle veut marquer une distanciation (en
prenant ses repas dehors quand le bruit des autres l’importune ou en mangeant
seule à une table) et, à bout, n’hésite pas également à parler des « créatures » qui l’entourent
et qui l’étouffent. Lorsqu’on lui confie la garde d’une patiente (scène sur le
banc au jardin), un panoramique relie son visage à celui de cette femme qui
porte les stigmates de sa maladie au contraire de Camille dont les tourments
sont plus intériorisés. Ce mouvement de la caméra traduit cette crainte de
Camille d’être considérée définitivement comme atteinte mentalement, ce qu’elle
récuse. Les patients de l’institut lui renvoient ainsi sans cesse un état de
peur et de rejet (elle repoussera violemment cette même patiente qui tentait de
lui témoigner de l’affection).
Elle s’ouvre parfois un peu aux
autres et s’en occupe, brièvement, quand on le lui demande, les accompagne en
promenade aussi. Il lui arrive même qu’ils la fassent rire, comme lors de
l’amusante répétition du Dom Juan par
des patients. Mais les tourments guettent et en l’espace d’un instant son
expression bascule dans la douleur. Le passage en question traitant d’amour et
d’infidélité, cela la renvoie brutalement à sa passion destructrice pour Rodin.
La déchéance était admirablement montrée dans le film de Nuytten et le visage
d’Adjani avait accusé cette chute. L’artiste devenue misérable n’étant plus
qu’une forme informe dans son atelier devenu un taudis. De la même façon,
Juliette Binoche n’hésite pas à apparaître sans maquillage, les traits tirés et
les yeux cernés. La géhenne est sur son visage. Bruno Dumont, comme Bergman,
aime filmer les faciès, on se souvient de ceux, marquants, de David Dewaele (Hors Satan, 2011) ou des
« gueules » de La vie de Jésus
(1997). Deux grandes tirades de Camille mettent particulièrement en valeur,
d’une part l’interprétation sensible de Juliette Binoche, d’autre part le
travail de Bruno Dumont sur cette palette de chair et d’expressions. La première se joue face au médecin, en plan
fixe, avec cette frontalité récurrente dans le cinéma de Bruno Dumont, Camille
plaide sa cause. Et au-delà du délire de persécution manifeste, c’est une
détresse terrible que disent les mots et qu’affirme le visage. La seconde évolue
sur la forme et accompagne stylistiquement l’importance du moment puisqu’il
s’agit de l’entrevue avec le frère tant attendu. Un lent zoom avant suit le
crescendo des paroles de Camille pour terminer en très gros plan sur un visage
en faille. C’est sobre et dépouillé mais marquant et émouvant, à l’image du
film.
Imprégné par la religion
catholique comme l’était Hadewijch (2009)
et sa protagoniste en quête de sens, le film lui confère vraiment une
importance à travers le personnage de Paul Claudel, fervent catholique et
adepte des textes saints. Bruno Dumont a choisi de consacrer une partie bien
distincte du film au personnage (son trajet vers l’asile). Il faut dire que le
scénario s’inspire librement des échanges épistolaires entre le frère et la
sœur. Les pensées spirituelles de Paul rythment ainsi ce bref portrait d’un
homme qui a toujours eu à cœur de s’inquiéter pour sa sœur (c’est résigné qu’il
accorde l’internement dans le film de Nuytten). Il la visitera d’ailleurs
jusqu’à la fin sans assister toutefois à son enterrement. On sent une dichotomie entre une Camille
implorante et un Paul austère qui répond « psaumes »
quand elle veut entendre « liberté ».
Camille est un mystère pour lui, un texte dont il n’arrive pas à faire
l’exégèse, au contraire des textes religieux.
On le constate donc amèrement, à
l’instar d’une Séraphine (Martin Provost, 2008) disant que « la peinture, c’est passé dans la
nuit », la terre ne salira plus les mains d’artiste de Camille Claudel.
Une brève séquence, tout en tromperie par son cadrage et son rayon de soleil,
tente de ranimer le désir créateur. Camille se saisit en effet dans le jardin
d’une petite motte de terre molle et, l’espace d’un instant, semble prête à lui
donner forme. Las. Elle la rejette au loin. Ce loin de l’horizon que
contemplent tous les personnages des films de Bruno Dumont à travers la
récurrence stylistique du raccord regard. Ils ont tous ce besoin d’échappée, de
recourt à l’ailleurs, inconnu mais fascinant. Ces yeux perdus sont également
ceux de Camille, assise sur son banc, qui contemple son horizon, celui d’un
arbre sans feuille, dépouillé, comme elle. Et lorsque que Camille s’abandonne à
un sourire, c’est celui d’un triste espoir qu’elle veut croire mais qui jamais
ne se donnera à voir.
13/03/13
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