Réalisé par Guillaume Nicloux ; écrit par Jérôme Beaujour et Guillaume Nicloux, d'après l’œuvre de Denis Diderot.
...Les infortunes de Suzanne
Guillaume Nicloux est de ces
cinéastes hétéroclites qui n’hésitent pas à s’intéresser à différents genres.
Ainsi, son adaptation de l’œuvre de Diderot vient-elle après des drames, un
thriller ésotérique, une comédie débridée et des polars profondément sombres.
Il expérimente des chemins et des histoires qui conservent néanmoins cette
tonalité qui lui est propre, celle d’une certaine noirceur. Cette tendance à
l’obscurité trouve un écho dans ce récit se passant au XVIIIème
siècle, celui d’une descente en religion, de la captivité d’une innocente aux
prises avec ce qu’on lui impose : se terrer au couvent. Car tel est le
destin qu’on choisit à la jeune Suzanne Simonin (Pauline Etienne dans une
prestation à remarquer). Elle est un poids dont il faut se débarrasser, ses
sœurs aînées sont mariées, l’héritage leur échoira. Pire : Suzanne n’est
pas la fille de son père et est assimilée à « une
faute » par sa mère qu’elle compte expier en l’envoyant au couvent. Suzanne
est cette fausse note qu’elle-même décrit comme un basculement lorsqu’elle joue
du clavecin au début. On le voit, Suzanne est réduite à un état de passivité et
de soumission, comme lorsqu’elle s’épanche sur les genoux de sa mère qui joue
de la fibre sentimentale pour la faire retourner au couvent.
D’ailleurs le générique sur fond
noir a des accents d’affliction. L’orgue funeste qui s’y fait entendre donne le
ton : il lui faudra faire le deuil de sa vie. Jacques Rivette avait déjà
mis en scène cet enfermement à travers son Suzanne
Simonin (1966) avec l’inoubliable Anna Karina. La cérémonie de profession des
vœux était filmée derrière les grilles séparant l’autel des visiteurs,
signifiant ainsi le côté carcéral de la scène. Guillaume Nicloux reste dans le
même esprit mais file la tonalité mortuaire du générique. En effet, allongé au
sol lors de la prosternation, Suzanne est recouverte du drap cérémonial aux allures
de linceul pour celle qui, face contre terre, ferme les yeux en signe d’abandon
à une vie qui ne lui appartient plus. Elle avance vers le prêtre comme on va à
l’échafaud. La rigueur et l’austérité sont rythmées par le claquement sec de
l’instrument que fait résonner une sœur pour signifier les phases de la
procession. Et Suzanne ose gripper la machine implacable en étant tout
simplement honnête. Son refus, temporaire, de prononcer ses vœux est clair et
sobre. Cette sobriété sera aussi celle du film, moins exacerbé que celui de
Rivette.
Dans La Novice (Alberto Lattuada, 1960) les paroles sentencieuses du
prêtre lors des vœux était une véritable mise en garde, craignant que certaines
n’aient pas « mesurer toute la
gravité » de leur engagement, Suzanne, elle, l’apprend à ses dépens.
La scène de la tonte des cheveux, qui rappelle celle présente dans The Magdalene Sisters (Peter Mullan,
2002), termine de couper l’ancienne novice du monde auquel elle a appartenu. Un
seul plan sur ses mains qui touchent les restes de sa chevelure exprime ce
douloureux passage. La rencontre avec la sœur hystérique, car dérangée, est
annonciatrice de sa propre crise de nerfs à venir. « La vie religieuse pour moi, c’est la mort » disait Rita
dans La Novice, elle aussi au couvent
pour de mauvaises raisons. Et c’est bien ce que devient Suzanne, une
morte-vivante qui en oublie avoir prononcé ses vœux tant cela se résume à une
épreuve. Allongée dans un lit à l’infirmerie, elle est perdue, dans les deux sens
du terme. La scène nous renvoie à la Suzanne de Rivette, où, amorphe dans son
lit, elle déclarait résignée : « J’obéis
à mon sort ».
Et ce sort s’acharne puisqu’elle
devient l’objet de toutes les remontrances et de toutes les pénitences. « Le plus urgent, c’est la règle »
se voyait objecter Sœur Anne-Marie dans Les
Anges du péché (Robert Bresson, 1943). Cette règle que Suzanne met
précisément ici à mal en brulant son
silice par exemple. L’intolérable dureté de la Sœur Christine (Louise Bourgoin
qui met son doux visage au service de la perversité) va paradoxalement redonner
une rage de vivre à celle qui est bafouée et humiliée au quotidien. La mise à
nue au sens propre marque cette transition vers une situation qui va de Charybde
en Scylla. Au blanc de l’habit monacal succède la tunique de jute dont on
l’affuble, à sa cellule avec fenêtre succède le cachot et son soupirail. L’assimilation
a un univers carcéral atteint son paroxysme. Elle touche littéralement le fond,
on la déshumanise, on lui crache dessus et on en revient à la métaphore funèbre
puisque Sœur Christine ordonne aux autres de marcher sur celle qui « n’est qu’un cadavre » dans
une scène commune aux deux adaptations. Suzanne est redevenue cette intruse
dont on ne veut plus, ce qu’elle était déjà à l’extérieur. Sans cesse s’oppose
cette dépendance et la volonté farouche d’indépendance de celle qui refuse à
présent son sort. Sous surveillance dans le huis clos du couvent, « C’est le seul miroir qui soit de mise
ici, la vue d’une autre sœur » entendait-on dans Les Anges du péché, c’est en secret qu’elle fait passer ses écrits
à un avocat, de la même manière qu’on communiquait entre deux pliages de draps
chez les Magdalene Sisters.
Son transfert est synonyme de
semi-victoire mais son nouveau couvent va lui aussi pécher dans l’excès. Non
pas de haine mais d’amour. Suzanne n’aura ainsi été confrontée qu’aux extrêmes.
Il n’y a qu’un couvent entre la Suzanne brimée et celle qui est désirée. Ce
sont les assauts saphiques de la Mère Supérieur (Isabelle Huppert) dont elle va
être à présent la victime. La séduction va se faire crescendo. Chez Rivette, le ton était donné d’emblée avec
des Sœurs en robes à froufrous. De façon moins voyante ici, les tenues évoluent
néanmoins en se parant d’un rouge passion qui n’est pas innocent. En effet, à
l’instar du couvent bien particulier de Dans
les ténèbres (Almodovar, 1983), celui de Saint-Eutrope, à travers sa Mère
Supérieur, a de biens curieuses mœurs. De caresses tendancieuses sur la coiffe
de Suzanne à des discussions équivoques au coin du feu, la Mère ne ménage pas
ses efforts pour séduire une Suzanne mal à l’aise. Deux plans successifs dans
la chambre de Suzanne mettent en exergue cet état de fait. L’un montre les
douceurs sucrées offertes par la Mère, l’autre le coin de prière. La tentation
et la dévotion cohabitent et se heurtent. A cela s’ajoute la jalousie de la
favorite. Un chef d’œuvre comme Le
Narcisse Noir (Powell et Pressburger, 1947) montre bien ce que l’irruption
du sentiment amoureux au sein d’une communauté religieuse peut provoquer comme drames.
Guillaume Nicloux pointera très
bien le point de non-retour de cette relation univoque à travers un plan serré
sur Suzanne et la Mère qui a surgi en pleine nuit pour obtenir, sous couvert de
tendresse, la reddition de sa victime. A la lueur de la bougie, à l’étroitesse
du cadre et à l’unicité du plan répondent l’étouffement et la peur de
Suzanne ainsi que la folie amoureuse de la Mère. Sauvée in extrémis, Suzanne
est-elle sauve pour autant ? L’œuvre de Diderot se gardait bien de
conclure sur l’avenir de la jeune femme. Rivette en avait une vision pessimiste
et tragique, Guillaume Nicloux, malgré la noirceur, laisse parfois poindre une
once d’espoir. Alors, enfin à l’extérieur, face à un paysage loin de ses
entraves, les paroles de Suzanne pourraient être les dernières de Cette femme-là (Nicloux, 2003): « Je vais me mettre à vivre ».
20/03/13
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