Écrit et réalisé par Jeff Nichols
... Le temps de l'aventure
En seulement trois films, Jeff
Nichols a déjà imposé un style et un univers, celui d’une grâce évocatrice,
celui de conflits humains de personnages à un tournant de leur vie. Son dernier
film nous plonge ainsi dans une de ces petites villes américaines reculée, dans
son état natal de l’Arkansas dans lequel il nous avait déjà amené dans Shotgun Stories (2007). C’est qu’il
s’intéresse à des travailleurs modestes (agriculteurs, pisciculteurs, ouvriers)
et à la cellule familiale avec toujours cette place forte accordée à
l’environnement des personnages (l’univers fermier de Shotgun Stories) ainsi qu’à la nature (les tornades de Take Shelter, 2011). Mud exploite plus encore ce dernier
point puisqu’il rompt de façon nette avec la ville en contant les aventures de
deux jeunes garçons Ellis et Neckbone qui vivent sur les rives du Mississipi.
Leur rencontre sur une île du fleuve avec celui qui donne son nom au film (Matthew
McConaughey, excellent en marginal à la forte carrure et au caractère presque
naïf) va les plonger au cœur d’une histoire d’adulte dont ils vont être à la
fois les artisans et les témoins. Chacun des protagonistes, à l’instar des deux
jeunes frères dans Le Retour (Andrei
Zvyagintsev, 2003) où une échappée insulaire avec leur père bouleverse leur
existence (le triptyque deux enfants, un adulte se répète d’ailleurs ici), ne
sera plus le même après ce qui s’apparente à un passage d’un monde à un autre,
de l’enfance à l’adolescence, de l’inconscience à la conscience.
Jeff Nichols arpente des rivages
qui sont volontairement placés sous le patronage de Mark Twain, car, au-delà du
lieu de l’action mythique de ses œuvres (le Mississipi), c’est toute une
atmosphère qui nous ramène vers les échos des aventuriers enfantins. Comment ne
pas voir dans l’île de Mud la fameuse
île Jackson commune à Tom Sawyer et Huckleberry
Finn. Là où l’on s’échappe du poids de la société, là où les parents ne
donnent plus d’ordres, là où seuls au monde, tout devient possible. Le fugitif
qu’est Mud apparaît ainsi de prime abord comme un croisement entre Joe l’indien
(tous les deux ont commis un meurtre) et le gentil Jim, esclave réfugié sur l’îlot.
Et le canot à moteur de nous rappeler le radeau. Mud est d’ailleurs superstitieux
et sa première conversation avec les enfants tournera précisément autour du
conte (les bottes de sept lieues). D’une façon plus large, c’est une imagerie
qui nous rappelle également celle de Stand
by Me (Rob Reiner, 1987, la cabane étant ici le bateau perché, la forte
amitié entre Ellis et Neckbone renvoyant à celle de Gordie et Chris, l’expédition
au goût d’interdit étant toute aussi initiatique). L’univers romanesque et
celui de l’enfance sont posés, le drame peut commencer.
Car les personnages de Jeff
Nichols ont des convictions, qu’ils soient adultes (le choix de la vengeance s’opposant
à la paix dans Shotgun Stories,
assouvir un désir de protection irrationnel dans Take Shelter) ou enfants. Ellis est ainsi à son tour à un croisement
de l’existence et croit fondamentalement à l’amour, ne comprenant pas pourquoi
ses parents veulent divorcer : « vous
devez vous aimer » assène-t-il dans sa vision encore enfantine. A
cette fissure de l’unité familiale répond à l’inverse l’amour passionné de Mud
pour sa copine, celle qu’il attend sur l’île. « Pourquoi nous aider ? » lui demande-t-elle « Car vous vous aimez ». L’expérience
qu’il va vivre en venant en aide au fugitif se fait au nom d’un idéal pour
lequel il est prêt à prendre des risques, quitte à mettre en péril son quotidien
familial. Les frères de Shotgun Stories
se déchiraient pour leurs principes tandis que le père de famille de Take Shelter mettait son couple au bord
de la rupture. Ellis bascule alors dans le mensonge (il nie connaître le
fugitif devant la police) et le vol (le moteur de bateau). Le basculement au
service d’un accomplissement auquel on se dévoue est une constante du cinéma de
Jeff Nichols.
S’il y a ces conflits entre
adultes et enfants qui prennent dans le film l’aspect d’une aventure d’abord
innocente puis bien plus dramatique (l’utilisation d’armes à feu est en latence
dès le début), il y a également cette grâce particulière qui confère à l’ensemble
une tonalité sensible. Comme il s’éprouve chez Terence Malick, le rapport à la
nature est une chose importante ici également. Un feuillage, un coucher de
soleil, un vol d’oiseau, autant d’éléments constants à sa filmographie qui
trouvent là un climax dans un décor principalement insulaire. Si la nature
traduit parfois un renouveau (les fleurs rouges à la fin de Shotgun Stories), elle pointe aussi le
danger (les serpents sur l’île, motif déjà présent dans le film précité et
associé à la mort). Les plans récurrents sur l’eau croupie où ils logent est cette
menace qui couve comme l’orage dans Take
Shelter. L’Éden enfantin (provisoire) que représente l’île est donc bien
cette transition vers ce nouvel âge, celui où on a acquis certaines choses,
perdu certaines illusions (des ralentis signifiants sont consacrés à cette
bascule qui agite Ellis, à ses prises de conscience sentimentales) mais pas
renoncé à la passion, celle de la vie. Quant aux prémices de leur aventure le
canot des deux enfants quitte le bras étroit du fleuve pour oser l’envolée vers
le large, c’est déjà l’empreinte de leur émancipation. Souvenons-nous alors du
préambule de Mark Twain aux Aventures de
Tom Sawyer qui souhaitait rappeler aux adultes « comment ils étaient dans leur
jeunesse, ce qu’ils ressentaient, pensaient ou disaient alors et dans quelles
bizarres aventures ils s’engageaient parfois ».
01/05/13
Sélectionné et publié sur le Plus du nouvelobs.com
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