Réalisé par Claire Denis ; écrit par Claire Denis et Jean-Pol Fargeau
... Avoir sa peau
Claire Denis est une cinéaste qui met en scène, de façon sensible et intime, des personnages touchés par la passion, quel que soit l’adjectif qu’on lui accole. Son dernier film, Les salauds, est dans cette lignée, il nous bouscule vers des passions vives, violentes, destructrices de personnages esseulés en souffrance. C’est le retour d’un commandant de supertanker, Marco (Vincent Lindon, qui retrouve la réalisatrice de Vendredi soir, 2002), chez sa sœur dont le mari vient de se suicider qui va nous faire découvrir, en même temps que lui, les ombres de vies ignorées, asservies, meurtries jusqu’à l’infâme et le sordide. C’est dur et désespéré, mais prenant et poignant.
Quand Marco quitte son navire et
le port, un simple plan vers ce délaissement nous fait sentir qu’il n’y aura
pas de retour vers cette vie, définitivement d’avant. Lui qui dominait
l’horizon, émergé loin de sa famille va se retrouver immerger dans la vie des
siens, pour le pire. La situation est critique : un suicide, celui de son
meilleur ami devenu son beau-frère, l’entreprise familiale est ruinée et sa
nièce est au plus mal suite à la fréquentation d’un milieu interlope. Un seul
dénominateur commun : un homme d’affaires dont Marco va se rapprocher à
travers sa femme, la taciturne Raphaëlle (Chiara Mastroianni). Lui aussi parle
peu. Les gestes, les attitudes, les regards suffisent à nouer une relation,
tout aussi malsaine qu’intense. Car à la brutalité du premier rapport charnel,
froid, animal, succédera une certaine tendresse quand bien même cette folle
relation est condamnée au noir clandestin (scène de l’escalier).
Le propos est sombre comme
l’esthétique du film qui privilégie la nuit, la pluie (scène inaugural), la
pénombre des appartements. Le titre en forme d’invective donne d’ailleurs le
ton et le pluriel est loin d’être limitatif. Soulignons que ce qui est devenu
une insulte se réfère à l’origine à la saleté et telle est bien la
caractéristique du milieu et des pratiques que découvre, jusqu’à l’écœurement,
Marco (scène de la grange et ses accessoires). Sa rage ne trouvant alors son
exutoire que le défoulement physique (bagarre avec le tenancier). Pessimiste,
le film distille en filigrane le péril qui menace une jeunesse encore épargnée
des souillures des adultes. Ainsi le fils de Raphaëlle et du vieil homme
d’affaires est l’image d’une innocence fragile au regard de la main mise exercé
par son père. Il est cet objet dont le seul but est d’en faire un
héritier : « Il est ma dernière
semence » déclare-t-il. La scène où il lui apprend à tenir la barre du
voilier est éloquente. Ce pouvoir dominateur fait écho à ce que Marco
découvrira sur sa propre famille.
Cru, le film ne l’est pourtant
jamais avec excès même s’il est rude psychologiquement. Le crescendo dramatique
s’apparente à une descente dans une cave humide et sans lumière où chaque pas
nous éloigne de l’échappatoire. Une séquence récurrente et morcelée (la
déambulation du corps nu de la nièce dans la nuit) renvoie au chemin de croix
vécu par Marco à chaque pan de vie qu’il exhume. Cette monstration du corps,
c’est aussi la chair à l’épreuve de la vie (motif souvent travaillé chez la
cinéaste comme dans Beau travail,
1999 où l’extrême Trouble Every Day,
2001). La peau est ainsi caressée (entre Marco et Raphaëlle), blessée (la main
de Marco), souillée (la nièce) au rythme du chaos de personnages déviés et
déviants. Claire Denis frappe fort et laisse le spectateur avec ses commotions,
sonné par la tension du spectacle des passions.
Romain Faisant, 7/08/13
Sélectionné et publié par Le Plus du Nouvelobs.com
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