Réalisé par Darren Aronofsky ; écrit par M.Heyman, J.McLaughlin et A.Heinz d’après son œuvre.
... La mue de la ballerine
Placé sous le patronage de l'immense œuvre de Powell et Pressburger, Les Chaussons Rouges (1948), le film d'Aronofsky n'en n'a pas moins une identité propre. Et c’est une ambivalence évolutive qui est au cœur de son film, elle est ce qui lui donne son rythme, le façonne et nous impressionne. Les va-et-vient seront incessants entre les différents avatars que prend le motif du double et par là même confère une cadence anxiogène à l’évolution du personnage principale, à cette ballerine bien trop pure pour le rester. Car ce mouvement est celui des êtres avant tout, il y a peu de décors au final car celui qui nous intéresse, celui qui focalise l’attention, c’est bien sûr le décor du corps. Celui de la danseuse dont la chair va s’imprégner littéralement du terrifiant bouleversement qui est à l’œuvre. Ce n’est pas la complexité qui est recherchée, les choses sont claires et énoncées.
Tout d’abord dans le prologue où l’on passe du rêve au cauchemar l’instant d’une danse, le cygne blanc se voit troubler par l’irruption du cygne noir. Puis lors de l’arrivée du maître de ballet qui résume l’histoire du Lac des Cygnes : pureté, amour, trahison et mort. Mise en abîme de l’issue tragique qui sera celle du film, le personnage de la danseuse revivant dans sa vie l’histoire qu’elle danse sur scène. Dont acte. C’est bien le processus qui nous amènera à cette conclusion qui intéresse le réalisateur.
Femme enfant couvée par une mère castratrice, Nina est une bête en sommeil, sa chambre et ses peluches roses ne sont qu’un décorum déjà investi par l’ombre qui guette pour qui aura remarqué le cygne noir au milieu des autres peluches. D’autre part, ce n’est-ce pas un hasard si c’est une morsure infligée au maître de ballet qui fait basculer son destin. Le motif du double inversé et donc du reflet sont constants, en particulier à travers les miroirs sans jamais pourtant être pesants car encore une fois ces reflets sont associés à un rythme, celui d’une image qui semble avoir sa vie propre.
En effet, le glissement vers la déraison, le vacillement vers la folie passe d’abord par celui du reflet qui perd son statut d’unité pour l’autonomie. Comme lors de la scène où Nina observe un décalage entre son mouvement et celui de son reflet. Inquiétante étrangeté qui nous rappelle une expérience similaire dans le Southand Tales (2006) de Richard Kelly où l’un des personnages est en quête de lui-même et voit son reflet lui échapper. Dérive de l’âme qui fait chavirer le corps. L’apparition de l’autre danseuse, la rivale, l’ultime étape qui achève l’activation du processus, se fait tout naturellement dans un reflet. Celui de la vitre du métro où Nina croit se voir elle-même dans l’autre rame, déstabilisante vision, reflet vivant à combattre.
Car c’est une guerre qui s’ouvre alors que s’entrouvre celle qui n’était que le cygne blanc, au fur et à mesure que la confusion prend le pas sur la réalité. Et pour nous aussi, spectateur, qui partageons le point de vue de Nina, les visages des ballerines se ressemblent, se confondent, les va-et- vient entre fantasmes menaçants et réalité insinuent le doute jusqu’au point de non retour, jusqu’au franchissement du miroir. En effet, ce reflet déjà fuyant, s’émancipant de son modèle, sort du cadre de verre pour mieux s’incarner. La vitre protectrice, ultime rempart, volera d’ailleurs en éclats et l’un de ses morceaux sera l’objet du drame. Nina commence à se substituer à l’image des autres, elle se fait face à elle-même dans sa réalité fissurée. Comme lors de la troublante scène d’amour où sa rivale, femme libérée, double au côté obscure, devient Nina elle-même. Ou encore lors de la scène à l’hôpital où elle rend visite à une danseuse déchue qui, sous les traits de Nina, se met à se poignarder sous son propre regard horrifié. Le dédoublement de personnalité a franchi un cap ultime, scandé par l’émancipation de son hôte.
On l’aura compris, Nina devient le cygne noir, mais elle le devient littéralement. Les marquages de cette mue en cours sont multiples, outre le caractère qui s’affirme, on retiendra aussi cette scène dans la boite de nuit où Nina superpose un bustier noir, offert par la rivale initiatrice, au blanc qu’elle portait. Cela n’est pas sans nous rappeler l’habile changement de lingerie qu’effectuait Janet Leigh dans le Psychose (1960) d’Hitchcock, passant d’un soutien-gorge blanc, avant de commettre un vol et donc de bouleverser son destin, à un noir. Mutation à la couleur funeste dans les deux cas. Mais les marques les plus impressionnantes sont celles que subit son corps, il y a tout un travail sur la texture de la peau qui se transforme, qui semble couver quelque chose sous cet épiderme qui s’hérisse.
L’esprit se craquelle comme la peau se fissure, le mal en latence prépare sa sortie, tout est à vif, les nerfs comme la peau. Le décuplement de l’endurance et des capacités, voilà ce qu’a également connu le personnage de La Mouche (1986) de Cronenberg. A la transformation physique répond un dévorement intérieur. L’achèvement du processus est donc la métamorphose, dans un climax grandiose, lors de la présentation du ballet, qui se clôt par l’image des projecteurs. Amère constellation tout autant que lumière libératrice. La mue est achevée, le corps n’est plus, la danseuse est devenue étoile. Etoile filante.
Romain Faisant, écrit en Mars 2011.
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