Réalisé par Dominik Moll; scénario de Dominik Moll et Gilles Marchand
...Quand l’inquiétante étrangeté ronge
On pressent dès le début que ce qui nous est donné à voir, cette zone pavillonnaire type où habite le couple, est bien trop lisse pour être honnête. Une petite ritournelle guillerette jouée au piano accompagne les noms du générique, mais le fond de l’écran reste noir…comme la ritournelle qui ne va pas tarder à évoluer vers des tonalités plus graves comme va subrepticement s’immiscer en nous le malaise. Un générique ainsi très riche qui nous plonge mine de rien déjà dans l’inquiétant, et ce n’est pas par hasard que le titre s’inscrive sur la porte du garage (récurrente là aussi) qui s’ouvre, comme s’ouvre le récit par la voix off d’Alain (Laurent Lucas) qui nous indique que des événements étranges ont commencé ce soir là. Et la voiture de s’engouffrer inexorablement vers la pénombre, vers le cauchemardé ou le vécu…
Cette voix off instaure une mise à distance par rapport à l’histoire, on retrouve finalement une introduction de type classique des récits fantastiques, comme avec un narrateur à la Maupassant, celui du Horla par exemple, conte noir entretenant d’ailleurs des échos avec le film dans son entrelacement de cauchemars et de réalité, de double et de peur…Ce dispositif d’un narrateur qui va nous faire partager son étrange aventure a quelque chose d’à la fois rassurant (l’on sait qu’il reviendra à la fin pour conclure ce qu’il a introduit) mais également d’inquiétant car nous n’allons suivre que son point de vue, sans possibilité d’échappatoire…
Dès l’apparition du personnage d’Alain, nous sommes plongés dans un univers aseptisé, reconstitué et parfait dans lequel va surgir une anomalie (la fuite d’eau, motif redondant du film puis la découverte d’un lemming, ce petit rongeur, dans la canalisation). Par ricochet, cet incident domestique en annonce un autre : un enrayement, la confrontation avec un autre couple invité, dans la vie bien tranquille du couple que forme Alain avec Bénédicte (Charlotte Gainsbourg). Une série de fondus enchaînés fait d’ailleurs se confondre les chemins empruntés nuitamment par Alain avec sa voiture, à l’instar du générique du précédent film du réalisateur Harry, un ami qui vous veut du bien (2000), comme autant de pistes tortueuses sur lesquelles la bizarrerie va bientôt le jeter.
L’apparition du personnage de Bénédicte, frêle et longiligne, est toute aussi signifiante : on joue à se faire peur…avant de réellement frémir, on s’allonge sur le sol avant de vraiment y finir…C’est désormais à son tour d’apparaître déjà prisonnière du récit et de sa toile comme le souligne le surcadrage récurent de la cuisine dans laquelle nous la voyons se mouvoir. Et c’est du quotidien le plus banal que surgit le basculement : l’eau de l’évier ne s’écoule plus…Et une attente de se créer, une latence de peser sur le couple, bientôt confronter à un autre, à l’Autre…L’arrivée du couple formé par Richard (André Dussollier), impeccablement stoïque dans son interprétation et Alice (Charlotte Rampling), impériale dans son rôle, exquise femme troublée et troublante, qui retrouve des airs de son personnage du Swimming Pool (2003) de François Ozon,va concrétiser le malaise.
Même si elle suscite le rire, c’est déjà morte que le personnage d’Alice entre en scène, de par son costume sombre, ses lunettes et sa raideur…toute cadavérique, n’a t’elle d’ailleurs pas déjà frôlé la mort, comme en témoigne la cicatrice sur son cou…Une morte-vivante qui pourtant domine déjà le couple qu’elle va faire basculer, qu’elle va vampiriser. Lorsqu’ Alain et Bénédicte s’embrassent, elle les surprend et les surplombe en légère contre plongée, comme elle va peu à peu prendre l’ascendant sur cette harmonie. De même, la scène du repas allie cette oscillation entre comique et tragique car lorsque le contenu du verre de vin gicle, c’est une autre giclée qu’elle annonce, celle du sang sur des murs trop blancs…Si la giclée est ici visuellement forte, on en retrouve le même principe de façon plus discrète dans The deer hunter de Michael Cimino (1978) avec cette gouttelette de vin rouge tachant le corsage immaculé de la mariée et annonçant l’horreur que va vivre son mari au Viêt-Nam.
Une grande attention est également portée au côté sonore. On relève le coulissement métallique lors de l’extraction du lemming du tuyau, la soufflerie des machines pendant la scène des avances, les couinements du lemming et les cliquettements conduisant à leur découverte dans la cuisine ou encore une simple machine à café…Des sons souvent amplifiés, à la présence parfois insolite (la machine à café pendant l’entretien entre les deux femmes, son qu’Alain entendra durant le mystérieux coup de téléphone). Présents en filigrane, ces sons provoquent une sorte de tension constante (en particulier avec les souffleries), de bizarrerie, ils sont l’équivalent sonore de l’inquiétante étrangeté visuelle. Revêtant un caractère double, vacillant entre le comique (l’incongruité de la machine à café, de la chasse d’eau) et l’anxiogène (les couinements). Une utilisation qui n’est pas sans rappeler celle des films de Jaques Tati, où l’on connaît l’omniprésence du sonore qui dans Playtime (1967) par exemple se teinte de malaise…
Comme dans son précédent métrage, le réalisateur fait planer l’ombre menaçante et inspirante d’Hitchcock, ne serait-ce que par la disparition au bout de 30 minutes d’une des actrices principales…Mais le clin d’œil le plus appuyé est sans conteste la scène de la découverte des lemmings, directement inspiré de la fameuse séquence des Oiseaux (1963) où Tippi Hedren découvre les volatiles dans le grenier : son off amenant le personnage vers le danger, gros plan sur la main ouvrant la porte puis l’invasion…Et comme Hitchcock, Moll peut alors abîmer physiquement son personnage, l’une aura la tête bandée, l’autre le bras dans le plâtre. Le thème du double, cher aux deux cinéastes, prend ici l’allure de visages féminins, de deux Charlotte… : une vivante troublée par une morte, une morte qui devient la vivante dans des scènes cauchemardées et vécues où la tension atteint son climax, d’échos verbaux (le « ne me touches pas ! » d’Alice au début, repris plus tard par Bénédicte) en ombres confondantes (la scène du canapé où dans la pénombre l’on passe de l’une à l’autre par un jeu de lumière).Le thème du voyeurisme est également patent et la scène où Alain observe sa femme par la fenêtre chez Richard n’est pas sans nous rappeler le regard vers la chambre du début de Psychose (1960)…
Et le lemming alors ? N’est-il pas à l’image du film ? Ce qui semble mort et qui ne l’est pas, ce qu’on croit étrange et qui ne l’est pas, ce qu’il y a sous la surface et qui surgit soudainement…Car ne vient-on pas d’assister à l’histoire d’un couple qui se déchire et qui se retrouve finalement, tout simplement…Le lemming finit d’ailleurs par être jeté, presque distraitement, comme insignifiant, dans une poubelle. Et la voix off de revenir pour conclure le récit de façon rassurante. La normalité a de nouveau droit de cité, l’homme arrose son jardin, acte innocent, banal... Et pourtant un gros plan retient notre attention sur le pistolet à eau qui nous en rappelle un autre, un vrai…Mais l’eau coule de nouveau, l’anomalie n’est plus, les corps étrangers, humains ou animals ont disparu, pour le couple tout peut reprendre, tout est limpide, comme après un cauchemar…
Mais la dernière image nous montre un autre point de vue, enfin, par l’apparition de la photo d’Alice, plein cadre. Et cette femme de garder son mystère, et la photo de devenir floue, comme les remous incertains de notre esprit et de notre ouie, qui, à la toute fin du générique entend revenir le flux et le reflux de l’eau sur le rivage, celui de la photo, l’énigme va et vient sans perdre son essence. Elle continue, elle demeure, imprégnée sur cette pellicule photographique et pour nous sur cette pellicule filmique…
Romain Faisant, écrit le 18/05/05
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