mercredi 14 novembre 2012

► LA CHASSE (2012)

Réalisé par Thomas Vinterberg; écrit par Thomas Vinterberg et Tobias Lindholm


...Le verdict de la vindicte

Quand le chasseur devient le chassé, c’est toute une vie à repenser, tout un mode d’existence  à réadapter, tout un futur à inventer. La métaphore animale du film s’applique au personnage principal, Lucas, accusé un jour d’attouchement envers une enfant. La ville est petite mais la fureur sera grande. Là où tout le monde se connait et se fréquente, la nouvelle choque et se répand comme le sang d’un animal blessé que l’on a déjà mis à mort. Sauf que l’accusé est innocent. Le réalisateur danois Thomas Vinterberg traite ce sujet grave avec sobriété en choisissant la froideur de l’Hiver qui répond à la dureté des cœurs qui se ferment. Remarquable homme pris dans la tourmente, Mads Mikkelsen a obtenu le Prix d’interprétation à Cannes.


Le thème du faux coupable est souvent traité dans les films policiers ou les thrillers, certains illustres réalisateurs s’en sont fait une spécialité comme Hitchcock. Ici, c’est sous l’angle social que l’histoire s’ancre avec un sujet sensible puisqu’il est question d’abus d’enfants dont l’actualité se fait malheureusement souvent l’écho. Le spectateur est d’emblée mis du côté de Lucas puisque l’on va assister à ce qui va déclencher le témoignage de la petite Klara et par là-même montrer son innocence. Un cadeau refusé, un cœur, un sens propre comme au figuré, dont Lucas ne veut pas être le destinataire. Ce rejet, fait en toute responsabilité et avec tact, va être vécu comme un drame par la petite, d’où des déclarations fausses dont elle ne mesure pas la portée.

Lucas devient le gibier, situation qui avait été annoncée par la rigoureuse mise en scène du réalisateur qui nous avait montré son arrivée à l’école d’une manière amusante mais signifiante. En effet, les enfants jouent à se cacher pour le surprendre et lui joue leur jeu. Il se laisse donc attaquer par surprise, ignorant encore que c’est parce qu’il refusera précisément d’entrer dans le jeu de Klara qu’il deviendra cette proie réelle. Et cette fois, ce sont les adultes qui l’attaqueront. Comme dans tout processus de rumeur, les choses vont vite et deviennent incontrôlable, le film gravit ainsi les échelons, de la confrontation avec la directrice, qui se met même à fuir à l’approche de celui devenu une bête immonde, à la haine des autres parents et amis. La proximité rime aussi avec promiscuité : rien de pire que le non-anonymat d’une petite ville lorsque se déchaine la calomnie. Lars Von Trier, compatriote du réalisateur, avait également eu l’occasion de montrer la cruauté du groupe à l’encontre d’un seul, au sein de son Dogville (2003). Et Thomas Vinterberg lui-même, à travers son fameux Festen (Prix du jury à Cannes en 1998), nous immergeait déjà dans des affrontements familiaux en vase clos où l'union d'apparat volait en éclat.

On l’a vu récemment avec un film comme Polisse (Maïwenn, 2011) et dans de retentissantes affaires judiciaires, il est toujours difficile de trouver l’équilibre entre la parole de l’enfant et celle de l’adulte, ce que l’on est enclin à croire de prime abord n’est pas forcément la vérité. Mais ce qui malheureusement est vrai, ce que même si l’on est innocent, on reste coupable pour certains. Rien ne pourra plus être comme avant, c’est un engrenage terrifiant que montre bien le film comme cette séquence éloquente où Klara révèle assez vite à sa mère qu’elle a dit des bêtises et que cette dernière l’auto-persuade que Lucas lui a bien fait du mal. Trop tard, quand les parents sont convaincus, il ne peut plus y avoir de retour en arrière. L’effet de contagion est destructeur : l’analogie avec l’animal traqué trouve son climax lors de la scène du supermarché. Chassé par ses concitoyens, en sang, il ne peut que regagner son terrier, en sortir signifie se mettre en danger.

Mais s’il y a la déchéance, il y a aussi l’espérance. Et si le film a également obtenu le Prix du Jury Œcuménique à Cannes, c’est que l’on y retrouve les questions de la foi et du pardon. Foi en l’ami (un de ses amis chasseur lui reste fidèle), foi en son père (le fils de Lucas est là pour le soutenir) et foi en l’autre. C’est lors d’une poignante scène à l’église, le soir de Noël, devant toute la ville réunie qu’une violente mais belle confrontation a lieu entre Lucas et le père de Klara. Sous la nef s’expriment les griefs dans ce lieu chargé de symboles. A la pesanteur des relations entre ces adultes s’oppose la légèreté de Klara que l’on a vu plus tôt danser sous la neige tandis que son grand frère sanglotait : pour eux, ce bonheur n’est plus que du malheur.

C’est une vie entière que l’on voit ainsi basculer pour être broyée, aux éclats de rire du début (séquence inaugurale au lac d’un bonheur révolu) ont succédé les menaces et les coups. Lui, le chasseur dont la détonation subite nous faisait sursauter (scène de l’abatage du cerf) devient la victime d’une autre déflagration violente car soudaine : la pierre qui brise sa fenêtre (lorsqu’il arrive à partager un bref moment d’intimité avec son fils). On le vise, au propre comme au figuré et c’est pourtant avec un courage et une humilité qui force le respect qu’il n’aura de cesse de tendre la main à son prochain. Et ce cerf qu’il tuait au début, il le laisse à présent s’en aller car il sait ce que c’est d’être chassé. Tous ces moments forts ne sont pas soulignés par une musique, toujours cette sobriété. Seule la force des images impose le drame de la cassure, de la blessure qui jamais ne cessera de faire mal à chaque fois qu’un regard en biais se posera sur lui. La dernière image est un visage, celui d’un ravage.   

Romain Faisant, 14/11/12

Sélectionné par Le Plus du Nouvelobs.com
  

mercredi 24 octobre 2012

► AMOUR (2012)


Écrit et réalisé par Michael Haneke



… La cadence du silence

S’il sera bien question d’amour, la douceur suggérée par le mot sera mêlée à la douleur, celle d’une femme, d’un homme, de ce couple âgé dont le quotidien rassurant va lentement mais inexorablement à sa perte suite à l’attaque cérébrale dont est victime l’épouse. Il y a un avant et un après comme on a coutume de dire. Et c’est de cet après dont il va être question. Michael Haneke est maître dans l’art de créer une atmosphère troublante, glaçante et dérangeante au sein même d’un quotidien sur le point de perdre sa banalité. On retrouve cela dans son dernier film, qui lui a valu la Palme d’Or au dernier Festival de Cannes, mais c’est avant tout de pudeur dont il est question, celle d’un amour qui perdure quand tout devient dur.

Anciens professeurs de piano, Anne (Emmanuelle Riva) et Georges (Jean-Louis Trintignant) vivent des jours paisibles dans leur grand appartement haussmannien, entre deux concerts de musique, leur vie est faite des petits gestes du quotidien, anodins mais communs  à nous tous.  La scène du concert est d’ailleurs filmée  sans contrechamp : de façon spéculaire, nous nous retrouvons spectateurs d’autres spectateurs. Comme pour mieux nous dire que ce n’est pas sur scène que réside l’intérêt mais bien là, chez les gens qui regardent et écoutent, chez eux, chez nous. Car le film nous renvoie forcément à des choses vécues par soi-même ou par procuration, à savoir la diminution physique d’un proche âgé. Et c’est de l’intérieur, d’où le choix du huis clos, dans la sphère intime de quelques pièces d’appartement que le film nous fait partager la petite musique de la mort, les dernières notes d’un accord qui s’est joué à deux.

Et cette musique, c’est avant tout celle du silence, plus oppressante que tout autre effet. Le générique s’inscrit sur fond noir, sans un bruit, pour mieux nous causer un choc sonore quand brutalement surgissent et l’image et le son. Ceux de l’ouverture fracassante de la porte d’entrée par les pompiers. Cette effraction marque le début et la fin puisqu’il s’agit d’une anticipation sur l’histoire à venir : Anne est morte, l’appartement n’est plus ce lieu clôt, on a brisé, au sens propre comme au figuré l’intimité instaurée. Mais cela n’est plus important puisque plus rien ne vit.

Cette vie fut donc bouleversée soudainement par un moment d’absence, de silence, Anne a été déconnecté de la vie pendant un petit moment puis est revenue comme si de rien n’était et pourtant tout a changé. Paralysée du côté droit, elle vit mal cette immobilité et la dépendance qu’elle engendre. Et le piano qui trône au centre du salon n’est plus que le vestige d’un passé figé. Même écouter le cd d’un de ses anciens élèves devient une épreuve. Elle préfère le silence du présent et les photos jaunies, sachant que la vie n’est désormais plus à venir.

Michael Haneke utilise une majorité de plans fixes pour dépeindre ce quotidien, à l’image de cette mobilité réduite où tout mouvement est devenu un parcours du combattant, la rigidité de la réalisation joue de ce nouvel état des choses. De même, le côté labyrinthique de l’espace avec ses nombreuses portes qui s’ouvrent et se ferment, créant ainsi des endroits étriqués, devient vite ce carcan qui se referme sur ses habitants.  Témoignage visuel d’un repli sur soi, il est aussi paradoxalement une protection, un cocon, Georges a en effet promis à Anne de ne jamais l’envoyer à l’hôpital. Et à la manière d’un tombeau, il condamnera d’ailleurs la chambre pour qu’elle reste le plus longtemps possible inviolée. Les dernières images montreront les portes en enfilades grandes ouvertes, le contraste est là, le sanctuaire n’ayant plus lieu d’être à ce moment.

La fin de vie, abordée récemment dans le film de Stéphane Brizé, Quelques heures de printemps, trouve ici une ampleur à la fois touchante et froide car le réalisateur nous met face à la déchéance de façon parfois crue, sans effets dramatiques, simplement en nous montrant la triste réalité. Et ce face à face est parfois difficile. Une scène marque de façon forte ce décalage qui s’instaure entre la malade et celle qui ne l’est pas. Eva (Isabelle Hupert, très juste en fille aimante mais dépassée) tente de comprendre ce que dit sa mère et doit se résoudre à avouer son échec de compréhension, ce qui la bouleverse. Georges est au final le plus pragmatique : il n’y a rien d’autre à faire que d’être là et de faire au mieux. Et c’est avec tendresse et dévouement qu’il se donne.

Les deux acteurs qui vivent ce déclin, eux-mêmes âgés, concentrent beaucoup de l’émotion de l’histoire, leur rythme est celui des personnages, et, à l’instar du film, leur sobriété bouleverse plus que n’importe quelle envolée. Comme lorsque Georges aide Anne à se lever du fauteuil roulant, serrés comme pour un slow, ils semblent prêts pour un pas de danse. Il y a dans ce geste le résumé mélancolique du film : soutenir l’autre, étreindre le passé et se désenlacer, pour un instant, pour une éternité. Quand revient le silence, le spectateur y répond par le sien, on vient d’assister à quelque chose de terrible. Pour nous aussi il y aura un après, un après ce film.     

Romain Faisant, 24/10/12

Sélectionné par Le Plus du Nouvelobs.com
  

mercredi 10 octobre 2012

► DANS LA MAISON (2012)



Réalisé par François Ozon ; écrit par François Ozon, librement adapté de la pièce du dramaturge espagnol Juan Mayorga, Le garçon du dernier rang.


... La passion de l'intrusion

On avait quitté François Ozon au cœur des années 70, au milieu des couleurs criardes et des robes à fleurs de Potiche (2010). Le ton était amusé, le pastiche agréable et la bonne humeur de rigueur. Changement de registre pour son nouveau film qui privilégie la comédie dramatique et le gris des uniformes. Une étrange relation se noue entre un professeur de français et un élève qui a su capter son attention au travers une dissertation bien différente des autres. Il lui raconte comment il a décidé un jour de se faire inviter dans une famille de la classe moyenne pour mieux observer de façon pernicieuse la vie de ces êtres normaux. Film sur l’écriture au sens large, textuelle et filmique, cette immersion chez l’Autre se double d’une effraction dans le Soi, des personnages comme des spectateurs.

La question de la personnalité, de comment la montrer et de comment la raconter se donne à voir lors du générique qui compile sous forme de trombinoscope  une multitude de visages d’élèves qui s’intervertissent pour composer une mosaïque de personnes et donc d’histoires potentielles. Et parmi tous ces visages, Claude (Ernst Umhauer), élève de M. Germain (Fabrice Luchini) en a choisi un, celui de Rapha (Bastien Ughetto) un camarade dont la banalité l’attire. Il veut faire partie du commun de cette vie, l’approcher au plus près et la décrire comme le ferait un scientifique consignant son expérience. Et cette observation brute va devenir objet littéraire sous la houlette de Germain dont la curiosité a été piquée par cet étrange élève. Tous deux sont des solitaires, on découvre Germain seul sur un banc dans le hall tandis que Claude attend seul devant le lycée le jour de la rentrée.  Donner du relief au quotidien est ce qui va les réunir de façon perverse.

Le film fait constamment un retour sur lui-même à travers l’histoire qu’écrit et que vit Claude puisque son professeur y apporte ses suggestions qui sont autant de remarques sur le scénario du film et sur la façon de raconter une histoire pour maintenir son lecteur / spectateur en haleine. Cette mise en abyme est d’ailleurs explicitement montrée lors d’une séquence où Germain et sa femme (Kristin Scott Thomas) se rendent à une séance de cinéma et où la caméra s’attarde sur la lumière provenant de la cabine de projection, là d’où partent les histoires. S’il y a de nombreuses références littéraires (Flaubert, Kafka…) au travers les ouvrages que recommandent Germain à Claude, il y a également des références cinématographiques comme au film Match Point (Allen, 2005) ou encore à Pasolini que cite Germain. En effet, l’histoire que raconte Claude de son intrusion et de la place qu’il prend auprès des membres d’une même famille nous rappelle son Théorème (1968). De même, la thématique du film fait songer à Following (Christopher Nolan, 1999) qui joue sur ce rapport pervers et voyeur à l’Autre.

Construit sur le mode du crescendo, l’intérêt que porte ainsi Germain au récit de Claude devient également de plus en plus malsain, car plus l’élève s’installe dans la famille observée, plus le professeur l’incite à donner du corps à son récit, à agir pour faire évoluer son histoire, semblant oublier que cette fiction se nourrit du réel. Il n’en parle à Claude que comme de péripéties romanesques qu’il faut corriger ici ou agrémenter de cela. Qui aide vraiment l’autre ? Germain qui veut pousser son protégé à l’excellence dans l’écriture ou Claude qui agit comme un révélateur et qui redonne à Germain un but, lui, l’écrivain raté. On le voit, les niveaux sont comme un système gigogne : avant d’entrer dans la maison de Rapha, Claude a vécu par procuration la vie de ces gens comme Germain vit par procuration l’écriture d’une histoire dont il finit par devenir acteur, comme Claude.

En effet, « mais que vient-on faire dans cette histoire ? » s’exclame la femme de Germain à la lecture d’une des rédactions de Claude. C’est que ce dernier, sous ses allures angéliques, exerce une forte perversité sur ceux qu’il a choisis de faire entrer dans son histoire. Superviseur dépassé, Germain cède aux exigences de son élève (on fournissant le contrôle de maths) pour que les fameux « à suivre » qui ponctuent les récits en voix off de Claude puissent en avoir une, de suite. Victime consentante de l’engrenage, la fascination pour le récit de son élève avait dès le début été subtilement marquée par de lents travellings sur Germain et sa femme lors de la lecture du texte inaugural. Mais c’est un jeu littéraire qui se joue à deux et Claude est influencé par son professeur qui prend une part grandissante dans l’intrigue construite par son élève. Ainsi, cette scène où il pousse Claude a bousculé les choses, à provoquer Rapha pour en faire un personnage plus consistant et créer un conflit qui retarde l’accès à l’objet de la quête. En plan serré, Germain tourne autour de son élève, cerclant dans l’espace ce sur quoi il veut agir.

Personnages sans cesse sur le fil entre attraction/répulsion, dominant/ dominé, voyeur/acteur, Claude et Germain sont les deux faces d’une même perversité qui s’exprime par le désir de s’extraire d’un quotidien morne. Mais chacun ne risque-t-il pas de se perdre, Claude dans sa propre immersion, Germain dans cette histoire qu’il guide comme une simple fiction. Quant au spectateur, il est mis face à ses propres pulsions voyeuristes et ses désirs de franchir, lui aussi, le seuil d’Autrui. Au vu du plan final, la fameuse citation de Shakespeare dans sa pièce Comme il vous plaira (1623, II, 7) s’impose : « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs ». On est entré dans une maison mais combien d‘autres restent à découvrir… 


Romain Faisant, 10/10/12

mercredi 26 septembre 2012

► VOUS N'AVEZ ENCORE RIEN VU (2012)

Réalisé par Alain Resnais ; écrit par Alain Resnais et Laurent Herbiet, d'après l'oeuvre de Jean Anouilh.


... Mourir et laisser vivre

Avec la malice qu’on lui connait, Alain Resnais semble nous adresser un clin d’œil à travers le titre de son film en forme d’apostrophe, Vous n’avez encore rien vu, comme pour nous prévenir qu’à 90 ans il a encore des choses à dire, il a encore des films à faire. Adapte des inspirations théâtrales, c’est cette fois-ci du côté de Jean Anouilh qu’il se tourne pour immerger un casting en or (Piccoli, Amalric, Arditti…) dans  l’Eurydice (1942) du dramaturge en y insufflant un style cinématographique à la fois baroque, poétique et mélancolique. Sous les auspices de la tragédie grecque, il sera bien sûr question de la vie, de l’amour et de la mort au travers de personnages en quête de souvenirs et d’un auteur en quête de pérennité.

En s’attachant à la bien-aimée de la célèbre figure mythologique de l’amoureux maudit, Jean Anouilh faisait déjà preuve d’originalité en transposant à l’époque contemporaine le mythe d’Orphée et Eurydice tout en mettant en lumière la figure féminine de celle qui restait avant tout l’épouse de. Objet de la quête pour reprendre le schéma actanciel, elle en devient le sujet. Et cette relecture théâtrale particulière donne un film tout aussi particulier et singulier dans sa forme. Il n’y a en effet pas moins de trois Eurydice qui donnent la réplique à trois Orphée à travers un dispositif à la fois théâtral et éminemment cinématographique. Reprenant à son compte le fameux carton issu du Nosferatu (1922) de Murnau : « Et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre », Resnais annonce ainsi un voyage étrange où les souvenirs vont reconquérir la vie.

Tout commence  comme un polar à la Agatha Christie. Une dizaine de personnes, tous comédiens, sont convoqués, par une voix sentencieuse au téléphone, dans la maison perchée sur les hauteurs de leur défunt metteur en scène qui va s’adresser à eux via une vidéo. On songe aux Dix petits nègres (1939), au gramophone accusateur, la musique anxiogène de Mark Snow ajoutant à l’atmosphère mystérieuse. Mais le bonheur des retrouvailles nous fait très vite changer d’ambiance : tous se connaissent très bien pour avoir été, à un moment de leur vie, comédien dans la pièce Eurydice d’Antoine d’Anthac (Denis Podalydès). Le dispositif spéculaire est à plusieurs niveaux puisque non seulement ces personnages vont regarder une captation nouvelle de la pièce qu’ils ont eux-mêmes jouée tout en interprétant à nouveau cette même pièce, comme pris par un irrépressible désir de revivre ce qui a été. Et vous n’avez encore rien vu  puisque tous les comédiens jouent leur propre rôle dans ce qui est le film que le spectateur regarde.

Les mises en abyme multiples s’insèrent cependant de façon fluide au récit grâce à un processus qui va crescendo et qui installe le fonctionnement du film. Spectateurs face à d’autres acteurs jouant le rôle tenu par eux jadis, cette vision semble déteindre sur ceux qui ont toujours un souvenir tenace de leurs interprétations. Et comme par mimétisme, ils se mettent à rejouer la pièce, là, au milieu des autres, dans le décor de cette étrange demeure à l’aspect d’un temple grec et où les portes sont autant d’aller et retour vers le possible des incarnations. On pense à Six personnages en quête d’auteur (1921) de Pirandello pour ce brouillage entre fiction et réalité. Répétant dans un premier temps les dialogues de la captation, Sabine Azéma, Lambert Wilson (qui a lui-même joué cette pièce mise en scène par son père au Théâtre de l’Œuvre en 1991) et les autres, en viennent très vite à rejouer les scènes dans le hall de la demeure avant de poursuivre leurs interprétations dans les décors de la pièce (chambre d’hôtel, quai de gare…). Plus le récit progresse, plus l’intensité de la réincarnation se donne à voir.

Reprenant le principe de Smoking/No smoking (1993) (un acteur / plusieurs personnages) mais de façon inversée (deux personnages, Orphée et Eurydice / plusieurs acteurs), Alain Resnais démultiplie ainsi les interprétations comme il démultiplie les écrans en usant entre autres du split-screen. Le spectateur est alors pris dans un tourbillon d’essences, celles des acteurs, des personnages, des mises en scènes (c’est Denis Podalydès qui réalise les séquences de captations de la pièce projetée, avec cet étrange et imposant pendule qui scande le Temps de la tragédie).  Comme toujours chez Resnais, le film offre à l’acteur ce temps qui précisément s’enfuit et à eux de le figer, comme cette longue séquence entre Arditti et Azéma, seuls avec leurs mots.

Le film parle ainsi aussi bien du théâtre, des comédiens, que du cinéma, des rêves éveillés sur les scènes et les écrans, des drames et des joies, de la vie simplement, au travers le prisme des actants et des regardants. Et l’élément manquant finit par arriver : le coup de théâtre ! , qui met en lumière la notion d’acte créateur du grand organisateur, qu’il soit metteur en scène ou réalisateur  mais également celle de la transmission et de la pérennité d’une œuvre comme d’une vie. Passé, présent et futur cohabitent en un même lieu, en un même film, en un même geste artistique. Et pour survivre à la mort quoi de mieux que des personnages qu’on joue et rejoue avec amour.  


Romain Faisant, 26/09/12