Écrit et réalisé par François Ozon
... Les souvenirs choisis
Présenté ces jours-ci en
compétition à la Mostra de Venise qui rendra son palmarès samedi, le dernier
film de François Ozon se révèle singulier à plus d’un titre. Ce qui interpelle
d’emblée est le choix artistique fort de tourner, et ce pour la première fois,
en noir et blanc. Le réalisateur, qui a déjà situé certaines de ses histoires
dans le passé (Potiche dans les
années 70 ou 8 femmes dans les années
50) choisit une période qu’il n’a jamais explorée : celle de l’après-guerre,
en l’occurrence 14-18. Soignant comme à l’accoutumée son casting avec des
acteurs de choix, François Ozon (qui n’a étrangement toujours pas eu de César)
fait confiance à l’incontournable Pierre Niney qui lui avait obtenu celui du
Meilleur acteur en 2015. Comme dans Sous
le sable ou Le Temps qui reste,
le cinéaste confronte les personnages de Frantz
à la mort, celle d’un être cher : un ami, un fiancé, un fils. Car Frantz
était tout cela à la fois. Au lendemain d’une guerre qui a laissé son lot de
victimes dans chaque camp, l’inconsolable famille allemande du jeune soldat tué
au combat vit dans le souvenir. Anna, sa promise, est restée auprès de ses
beaux-parents et les aide comme elle peut à surmonter l’épreuve jusqu’à ce que
la visite d’un français, Adrien, ne vienne bouleverser leur morne existence. Ce
dernier dit avoir bien connu le défunt à Paris avant que la guerre n’éclate, il
relate les jours heureux de leur amitié et redonne le sourire au trio
endeuillé. Mais sa présence dans ce qui était il y a encore peu un territoire
ennemi crée des remous dans le village et Adrien semble de plus en plus mal à
l’aise : a-t-il vraiment tout dit sur ses liens avec Frantz ?
François Ozon aime travailler à partir d’un matériel existant, qu’il soit
théâtral ou littéraire, qu’il va ensuite s’approprier (ce fut le cas par
exemple avec Angel, d’après un roman
d’Elisabeth Taylor ou encore Dans la
maison, d’après une pièce de l’espagnol Juan Mayorga). Le cinéphile
François Ozon s’inspire ici librement d’un film d’Ernst Lubitsch pour réaliser
ce mélodrame raffiné aux accents formalistes et où les sentiments sont ceux des
souvenirs choisis.
Le sobre et furtif générique
d’ouverture prend à dessein l’aspect d’un faire-part de décès et le titre
désigne la personne concernée : Frantz, un mort autour duquel tournera
l’histoire à venir et qu’on ne connaîtra qu’au travers les yeux des autres. Le
cinéaste fait de cette dualité entre le aujourd’hui et le hier un enjeu
esthétique qu’il met en scène dans une première image surprenante où
l’avant-plan est coloré alors que l’arrière-plan (le village allemand où se
tient l’intrigue) reste dans le gris. Tout ne serait donc pas en noir et
blanc ? Le film va en effet développer un choix formel qui se fera dans la
nuance : le présent des événements apparaît figé dans la teinte du deuil
tandis que l’évocation du passé de Frantz fait surgir la couleur. Xavier Dolan
avait joué avec les formats de l’image dans le bouillonnant Mommy, Ozon s’essaye à la manipulation
colorimétrique, lui qui a souvent précisément travaillé sur les couleurs de ses
films (8 femmes en étant un exemple
signifiant). La volonté de tourner en noir et blanc à l’époque contemporaine
n’est pas nouvelle mais reflète nécessairement un parti pris assumé et les
français ne sont pas en reste de ce côté-là : de Mathieu Kassovitz (La haine) à Michel Hazanavicius (The Artist) en passant par Luc Besson (Angel-A), tous ont expérimenté ce retour
aux temps premiers du cinéma. Avec Frantz,
Ozon pousse la démarche plus loin puisqu’il y incorpore des séquences en
couleurs qui s’insèrent avec une harmonie certaine (la traversée de la grotte
ou quand Adrien se met à jouer du violon) dans le temps présent, à côté des flashbacks
colorisés plus classiques. Ce surgissement inattendu de la couleur provoque un
rapport différent à l’image et l’identifie à des émotions spécifiques, comme la
fameuse petite fille au manteau rouge de La
liste de Schindler au milieu du noir et blanc ou encore la pigmentation
progressive dans Pleasantville. Le
souvenir de Frantz permet au vivant coloré de prendre le dessus sur le gris
mortuaire.
« Ma seule blessure, c’est Frantz » assène un Adrien dont le
corps présente les séquelles des impacts de la guerre. Cette métaphore entre
heurts physiques et psychologiques est aussi celle de deux pays meurtris et le
film n’oublie pas en filigrane les estropiés et les gueules cassés issus du
carnage. Les protagonistes souffrent (Anna porte le deuil et va très souvent
fleurir la tombe de son fiancée) et l’irruption d’Adrien est comme une bouffée
d’oxygène : les parents et leur belle-fille retrouve, à travers le jeune
homme, leur bienheureux passé familial. Adrien s’assoie à la table comme le
faisait Frantz, joue du violon comme lui et fait preuve d’une sensibilité
similaire. Cette idée de la figure de substitution était déjà au cœur d’Une nouvelle amie où Romain Duris essayait
de surmonter le deuil de sa femme à sa façon, en étant à fois le même et un
autre. Mais François Ozon ménage des chausse-trappes qui redistribuent les
sentiments des uns et des autres et il relance même le film à mi-parcours dans
un effet de symétrie qui lui confère une perspective différente. Car tout est
finalement histoire de traces : celles qui ravivent un souvenir, celles
qu’on dissimule, celles qu’on invente pour faire face à soi-même. Pierre Niney
montre une nouvelle fois sa capacité à composer un personnage et à varier les
registres tandis que la jeune actrice allemande qui lui donne la réplique,
Paula Beer, se révèle impériale dans son rôle de femme tristement aimante, elle
accroche la lumière, colorée ou grisée, et donne au film cette belle envolée
mélancolique qui est celle du poème de Verlaine (Chanson d’automne) qu’aimait tant Frantz.
Publié sur Le Plus de L'Obs.com
07/09/2016