lundi 28 octobre 2013

► GRAVITY (2013)

Réalisé par Alfonso Cuarón ; écrit par Alfonso et Jonás Cuarón.


…Humanité spatiale

Il aura fallu 7 ans au réalisateur mexicain Alfonso Cuarón pour nous revenir avec un nouveau film après le déjà très bon Les fils de l’homme (2006). L’attente n’aura pas été veine au vu du bal spatial qui se déploie devant nous, et même au-delà puisque le film est réalisé dans une 3D impeccable qui nous propulse, littéralement, en apesanteur avec les deux seuls personnages.  Car c’est là un des nombreux tours de force du film : faire évoluer deux astronautes, seuls, au sein du plus vaste et du plus incroyable des paysages, l’orbite terrestre. Car si les images sont d’une beauté vertigineuse, elles n’ont pas une simple valeur illustrative. Elles sont habitées par un souffle, celui de ces êtres humains qui vont vivre une virée en haute-altitude et sous haute tension qui les emmènera loin du sol mais au plus près d’eux-mêmes.


Nous éblouir par la splendeur de cette Terre vu d’en haut n’aurait pas été suffisant et Alfonso  Cuarón l’a bien compris en remettant sans cesse les personnages au centre de cet espace à la fois fabuleux et dangereux. En effet, à la suite d’une collision, le commandant de la navette Matt Kowalski (Georges Clooney) et l’astronaute Ryan Stone (Sandra Bullock) se retrouvent hors de tout habitacle, à la merci d’une dérive sans espoir dans le noir. La première séquence happe le spectateur dans une immersion qui ne le quittera plus : un fluide et admirable plan séquence d’une quinzaine de minutes nous laisse déjà comblés. Et si les voix des astronautes précèdent l’arrivée de la navette qui se fera lentement, par la profondeur de champ, c’est déjà pour mettre en exergue un des éléments fondamental du film : le fait de dialoguer, de communiquer. Entendre l’Autre, c’est être vivant.


La fin brutale du plan séquence de cette ouverture en forme de ballet suspendu tournant au tragique correspond précisément à l’amorce de dérive qui emporte Ryan. Il y a rupture du câble comme il y a coupure dans la continuité de l’image. Le basculement est ainsi doublement effectif. Mais nous ne perdons pas pour autant notre contact avec l’astronaute en perdition, nous sommes à ses côtés. C’est un des autres atouts forts du film : toujours être au plus proche de ce que vivent les exilés de l’espace. Plusieurs plans en caméra subjective nous font d’ailleurs épouser la vision de Ryan, sa rétine comme son angoisse deviennent les nôtres. Un regard caméra scelle d’ailleurs cette réciprocité. 


L’effet de proximité dans cet univers si particulier, sublimé par l'utilisation habile et intelligente du relief, concoure là-aussi à cultiver l’humanité derrière la combinaison, armure cocon dont l’extirpation vaudra une scène à la grâce fœtale. Référence à 2001 (Kubrick) comme à de nombreux autres films du genre, la courageuse Ryan nous rappelant immanquablement la mythique Ripley de la saga Alien. Renvoi également à son précédent film, Les fils de l’homme, où l’espoir d’une nouvelle humanité était au cœur du propos. 


Le réalisateur maîtrise ainsi sa mise en scène en sachant combiner des scènes à l’adrénaline poussée dans ses retranchements à des scènes poétiques et intimistes comme la confession de Ryan sur sa fille disparue. Là, en pleine dérive autour de la Terre, toujours ce retour à l’humain. Et parmi les objets qui flottent, l’élément que la caméra choisit de fixer dans la netteté, c’est une larme qui vient se diluer sur notre œil. Ou comment se servir d’un effet ostensible (la 3D intrusive) comme d’un marqueur sensible. 


Le Soi est ainsi ce qui perdure, là où l’ampleur des images aurait pu le noyer. Et le filet des voix (le commandant, les techniciens dans la radio, des sons humains bien lointains, la propre voix de Ryan espérant une réponse) est bien ce fil conducteur d’un voyage saisissant qui nous fait être. Si Gravity nous éloigne de la Terre, c’est pour mieux nous y ramener, avec force et conviction, à travers ce spectaculaire spectacle céleste à la fougue existentielle.


23/10/13

vendredi 25 octobre 2013

► PRISONNERS (2013)

Réalisé par Denis Villeneuve ; écrit par Aaron Guzikowski 


… Et Délivre-Nous du Mal

Denis Villeneuve nous avait laissé la chair marquée au fer rouge et le cœur éprouvé après le mémorable Incendies (2010) dont on se remet à peine, son nouveau film nous entraine à son tour dans l’abîme. Remarquablement filmé et interprété, ce thriller à la noire aura dissèque un drame pour mieux en susciter d’autres, plus sombres encore. Dans une banlieue américaine typique, deux familles célèbrent Thanksgiving (fête religieuse qui n’est pas anodine) et puis, soudain, les deux petites filles disparaissent. Kidnapping ? Un suspect tout désigné est pourtant relâché…La spirale du pire s’inaugure alors, un monde se dérobe sous les yeux horrifiés de ses habitants, derrière ces portes communes croupissent les parts d’ombres de chacun et chacune. 


Histoire gigogne, Prisoners distille de façon anxiogène ses indices, autant de traces multiples dont, comme l’inspecteur Loki (Jake Gyllenhaal), on ne perçoit pas encore les ramifications. C’est que le film tricote en permanence de nouvelles voies dont on ne sait que penser sinon qu’elles insinuent un doute terrifiant. Car au-delà du thriller, c’est la foi même des personnages qui  est soumise à la plus rude des épreuves : affronter (d’une façon extrême ici) celui qu’on tient responsable de la disparation de son enfant. Et le début du film ne manque pas d’instaurer d’emblée une liaison entre la mise à mort et la prière. Le père (Hugh Jackman) est en effet croyant et l’initiation de son fils à la chasse se fait au son du Notre-Père. La bête (un chevreuil) est tuée. Il y a sacrifice couplé à l’offrande puisque l’animal devient le repas de Thanksgiving des deux familles amis qui vont être directement impactées par la suite des événements. Préfiguration animale d’une proie qui deviendra humaine. Il y a une victime et un bourreau. Ce jeu de renvoi et de déplacement sera celui du film entre le détenteur de l’ordre d’un côté et le vengeur de l’autre, l’accusateur et le martyre, le sauveur et l’expiateur.  Figures bibliques fortes. Sachant que le film cultive les inversions et bouscule les lignes pour confronter les personnages à leurs actes, les pousser dans leur retranchements, là où au bout d’eux-mêmes sommeille l’indicible.


L’ambiance est lourde (nuit, pluie, froid), ce qui n’est pas sans nous rappeler Gone Baby Gone (Ben Affleck, 2007) et le temps est compté puisque chaque heures qui passent est une chance de moins de retrouver les fillettes. Le film tisse habilement une pression temporelle en diluant les calvaires, que ce soit celui des familles, celui du torturé, celui de l’inspecteur qui s’il avance, assiste et provoque à son tour de sanglantes issues. Chaque découverte remet en question le choix bestial du père qui s’enfonce dans l’horreur et, comble de l’ironie, va se restreindre dans la violence par crainte de tuer le seul coupable à ses yeux. Ce qu’il imagine alors est pire encore. L’humain disparaît derrière un acte mécanique (ouvrir l’eau / fermer l’eau) dans la salle de bain des supplices et la proie n’est plus qu’un œil tuméfié. Réduite à une métonymie par le père comme pour se reprocher de n’avoir rien vu et condamner celui qui lui, a vu.


Si le film est ainsi éprouvant, il n’en n’est pas moins dangereusement intriguant. Au suspense grandissant répond la dislocation familiale et amicale : si le père entraine son compagnon d’infortune dans sa dérive (le père de l’autre fillette), tous les deux n’ont pas le même investissement ni la même vision. Et le repas inaugural célébrant la joie et l’unité a laissé place à l’isolement (lors de la séquence des photos, la distance est consommée, aucun regard n’est échangé entre ceux qui étaient des amis proches). Comme il l’avait fait dans Incendies, Denis Villeneuve broie le noyau familial passé et présent et le choix du thriller décuple des sensations qui sont des frissons, jusqu’au bout sous tension. La foi s’y perdra ou s’y perpétuera dans un ultime sursaut, le spectateur a alors le souffle court, le souffle sourd.  
     

14/10/13    
   

► LA VIE D'ADELE (2013)



 Réalisé par Abdellatif Kechiche ; écrit par Abdellatif Kechiche et Ghalya Lacroi, d'après la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh.


… Et leurs yeux se rencontrèrent

On connait la passion de l’immersion d’Abdellatif Kechiche, immersion dans la vie des personnages qu’il met en scène, et aussi la fulgurance de sa réalisation en osmose avec des acteurs au jeu à l’impact cinglant. Comment allait-il s’emparer de cette histoire d’amour vive et soudaine entre deux jeunes femmes, librement inspirée par une bande-dessinée (Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh). A bras-le-corps, forcément, tant il y avait là de quoi saisir l’intense dans le quotidien, le sublime dans l’amour et le drame dans le vécu. Le réalisateur aime étendre ses histoires car il faut que ses personnages vivent et évoluent à l’écran comme dans l’existence qu’ils incarnent. Au fil des plans, c’est le fil du chemin d’une ado que l’on va suivre : hagarde, tremblante, troublante, Adèle bascule dans ce qui va être sa vie.


Dès le début, Abdellatif Kechiche insiste sur la quotidienneté répétitive d’Adèle (incroyable Adèle Exarchopoulos qui vibre de tout son être) : la sortie du pavillon familiale, l’arrivée au lycée, le cercle des copines. De la même façon qu’il pointe le désir encore inconscient d’un ailleurs chez cette jeune femme au regard souvent perdu, vagabond, en quête sans savoir de quoi. Dans cet horizon balisé, il y a l’amour des textes, ceux étudiés en classe qui vont directement faire écho à ce que va vivre Adèle avec Emma, la fille aux cheveux bleus (Léa Seydoux, qui se dépasse). Qu’il s’agisse du livre de Marivaux, La Vie de Marianne (la filiation du titre du film), d’une citation de Sartre sur l’existentialisme ou de passages de Francis Ponge, les références littéraires scandent leur statut de nourriture de l’âme. Pensées absorbées avec passion par Adèle qui digère cependant cela à sa façon car elle n’aime pas « quand les textes  sont trop décortiqués et analysés ». Elle a besoin du concret, de l’expérience de la vie. D’où une audacieuse et amusante comparaison entre Sartre et une chanson de Bob Marley. La pulsion de la vie, de l’affranchissement est déjà là.


La métaphore de la nourriture n’est pas anodine, outre la volonté du croquis du quotidien habituel chez le réalisateur, il y a cette fois-ci  une insistance récurrente sur l’acte de manger. De nombreuses scènes se passent autour du repas, que cela se passe au parc (avec Emma), dans la chambre (les sucreries) ou à table. Des gros plans isolent la bouche d’Adèle, dans son sommeil ou quand elle mange des spaghettis. Elle a de l’appétit (« je mange de tout, tout le temps, sauf les produits de la mer ») au sens propre comme au sens figuré. On voit poindre alors le rapprochement avec  l’appétence charnelle (« j’ai envie de toi ») dont le film n’élude rien. La chair s’y déguste avec fougue et une intensité due au jusqu’au-boutisme des deux actrices et à une réalisation scrutatrice sans être voyeuriste même si elle est explicite. Les deux corps enchevêtrés n’en forme plus qu’un au terme de corps à corps sur le même accord, celui des souffles de l’envie.


Le film se déroulant sur plusieurs années, il évite ainsi de se focaliser sur une période et donc de réduire à un événement les nouvelles sensations d’Adèle (on la découvre ado et on la quittera institutrice). La scène primitive de la rencontre est belle, simplement belle car il n’y a rien sinon un regard échangé furtivement et alors, soudain, il y a tout. Perdue au milieu de la route, Adèle vient de basculer dans sa vie, pas celle qu’elle suivait mollement, non celle qu’elle va vivre ardemment, maintenant. Cette rencontre avec l’autre, c’est avant tout une prise de conscience, qu’elle rejette d’abord vigoureusement face aux regards accusateurs (scène de la bagarre avec la copine) avant d’apprendre à évoluer dans un univers qui lui est étranger, d’apprivoiser, avec ses hésitations et ses ratés, ce qui peut autant combler que désespérer : l’amour. Le réalisateur laisse ainsi le temps imprégner les plans, marquer les cœurs  et nous accroche aux visages, aux peaux et aux larmes de ses personnages dans un ensemble évolutif violemment émouvant, passionnément tranchant.


13/10/13. Sélectionné et publié par Le Plus du Nouvelobs.fr