mercredi 28 octobre 2015

► SEUL SUR MARS (2015)

Réalisé par Ridley Scott ; écrit par Drew Goddard, d'après l’œuvre d'Andy Weir


... Robinsonnade spatiale


Si elle l’a souvent envisagé, la NASA a actuellement renoncé à tout projet de mission habitée vers la planète rouge-orangé. Le cinéma a en revanche lancé depuis longtemps ses films à l’assaut de ce sol extra-terrestre et des réalisateurs de renom ont exploré l’attractivité d’une planète qui fascine (de Brian De Palma à John Carpenter en passant par Paul Verhoeven). Ridley Scott y pose à son tour sa caméra avec Seul sur Mars qui succède au biblique Exodus : Gods and Kings. Il est à nouveau question d’un sauvetage : à celui du peuple hébreu répond celui d’un homme, un astronaute laissé pour mort lors d’une expédition qui tourne court. C’est la troisième incursion du réalisateur dans l’espace après le mythique Alien (1979) et son préquel Prometheus (2012). Mais pas de créature cette fois-ci, l’unique martien (auquel se réfère le titre original) est Mark Watney et il est bien humain. C’est un botaniste qui fait partie d’un équipage installé sur la planète à des fins scientifiques. L’arrivée d’une brusque tempête contraint les membres à rejoindre précipitamment leur vaisseau à destination de la Terre. Ils abandonnent à contrecœur Mark, emporté par les bourrasques. Mais l’astronaute survit et une fois le calme revenu, s’il constate qu’il est en vie, il comprend surtout que, sans moyens de communiquer et sans ressources alimentaires suffisantes, il est pris au piège d’une planète dont la prochaine mission habitée n’arrivera pas avant 4 ans. Ridley Scott, comme dans La chute du faucon noir, va confronter son personnage à un environnement hostile, mais en le séparant de ses compagnons, il en fait un homme isolé qui ne peut compter que sur lui-même. Avec ce film, le cinéaste s’intéresse à la mise à l’épreuve de la nature humaine en situation extrême et donc à la question de l’instinct. Se déroulant dans un environnement spectaculaire, Seul sur Mars est un dépaysement spatial impressionnant et une ode à la survie au suspense soutenu.


Ridley Scott choisit de montrer l’hostilité de la planète en faisant succéder le chaos à la quiétude. Les premiers instants sont joviaux (l’équipe plaisante pendant ses observations sur le terrain) mais l’irruption de la tempête provoque un basculement. En quelques secondes, les couleurs sont passées de l’orangé au noir, la limpidité de l’endroit à laisser place au trouble. Le changement visuel est saisissant. Les décors sont une des grandes réussites du film et la brillante utilisation immersive d’une 3-D native les rend prégnants. On a l’impression de marcher sur le sol rocailleux, de frôler les falaises avec vertige, les sables martiens sont à portée de main et les particules de la tempête nous griffent le visage. De nombreux plans larges embrassent l’étendue d’un paysage singulier et replace l’homme et ses machines dans leur petitesse face au gigantisme rocheux. Ce qui confère d’autant plus de mérite à la capacité de l’homme, à travers le personnage de Mark (Matt Damon, déjà échoué sur une planète inhabitable dans Interstellar), à surmonter les difficultés. On se souvient évidemment de Gravity et de son héroïne perdue dans l’espace. Si Mark n’a pas les pieds dans le vide, il n’est pas forcément mieux loti car la chronologie martienne égrène les sols (unité de mesure du temps) comme un avertissement. La temporalité est un ressort dramatique important du film car de sa gestion dépend la survie de Mark. Cela va de l’autonomie permisse par les batteries du rover à l’évaluation des durées du trajet pour l’envoi du ravitaillement. Tel un prisonnier, l’astronaute trace un calendrier dont il ne maitrise pas tous les rouages. La NASA est à la manœuvre et ce ne sont pas des questions d’argent qui animent les débats mais bien des préoccupations temporelles : chaque instant supplémentaire est un pas vers la vie comme vers la mort. Le film fait ainsi alterner les séquences sur Terre et sur Mars, montrant d’un côté la multitude (les techniciens et ingénieurs) et de l’autre l’unicité (l’astronaute).


Car si Mark est bien seul sur Mars, une fois la certitude de sa présence établie, c’est toute une équipe qui travaille à sa récupération, ce qui n’est pas sans rappeler la trame d’Il faut sauver le soldat Ryan. On peut y voir une transposition spatiale du film de Spielberg avec cette fois les deux points de vue : on partage les vicissitudes de l’homme à secourir et les dilemmes de ceux chargés de le ramener. Le gouvernement américain n’abandonnera pas l’un des siens. La mise en scène de la solitude de Mark passe par celle des écrans : ils remplissent le cadre et c’est par leur biais qu’il tient son journal de bord. Il se crée sa propre altérité (effet miroir du dispositif) pour ne pas sombrer dans l’abattement. Se raconter ce qui lui arrive (comme lorsqu’il énumère les difficultés pour rejoindre un autre site) donne une consistance au vide. L’astronaute de Gravity ne retrouvait-elle pas espoir en entendant une voix terrestre ? Le film de Ridley Scott, avec un ton parfois détendu (et une musique disco !), conduit l’humain à une régression qui engendre une réinvention. Ne pouvant se servir de la technologie récente, il faut à Mark et aux équipes sans cesse repenser les choses, réenvisager des solutions, innover pour créer l’espérance (comme son ingénieuse plantation). La conception d’un nouvel alphabet initiée par Mark pour joindre la NASA n’est pas anodine : revenir ainsi au langage, c’est faire appel aux fondamentaux qui font que l’homme communique (on verra d’ailleurs une collaboration internationale entre la Chine et les Etats-Unis comme entre les pontes de la NASA et un chercheur fantaisiste mais génial). Seul sur Mars envisagent les péripéties techniques comme autant de révélateurs de l’audace humaine et l’absence des autres scande l’appartenance à une espèce que Ridley Scott rêve unie et altruiste (une foule mondiale suit en direct les événements). Cette robinsonnade spatiale et humaniste frappe par la qualité de sa mise en scène du relief qui nous fait vivre intensément l’adversité pour mieux nous rassembler.


24/10/15

► MON ROI (Prix d'interprétation féminine Cannes 2015)

Réalisé par Maïwenn ; écrit par Maïwenn et Étienne Comar


... L'euphorie meurtrie


Très attendu suite au prix d’interprétation féminine reçu par Emmanuelle Bercot au dernier festival de Cannes, le dernier film de Maïwenn, Mon Roi, fait suite au succès public et critique de Polisse, en 2011. La réalisatrice a donc pris son temps pour réaliser son nouveau projet qui, malgré un sujet différent, reprend le principe de l’immersion, non pas au cœur de la brigade des mineurs mais au sein d’un couple. C’est le sujet de la chronique amoureuse, étalée dans le temps, auquel s’intéresse la cinéaste et elle l’aborde frontalement pour la première fois. Il en était bien sûr déjà question dans son premier film et en filigrane dans Le bal des actrices à travers le savoureux couple qu’elle formait avec JoeyStarr mais avec Mon Roi elle en fait le moteur de sa trame. Ce sont les péripéties de la vie d’un couple, Tony (pour Antoinette) et Georgio, que le film nous invite à partager. Le titre désigne le personnage masculin car c’est d’un point de vue féminin que nous sera racontée l’histoire et cette fois-ci, Maïwenn ne s’invite pas dans son propre film. Fait notable puisqu’elle avait, lors des trois premiers, joué un personnage. Après avoir incarné un rôle fort, caméra au poing, dans Pardonnez-moi, elle n’était déjà plus qu’une figure parmi les autres dans Polisse. La réalisatrice-actrice transmet le relais à Emmanuelle Bercot qui s’empare à bras le corps de la vie de Tony, avocate qui retrouve un jour dans une boîte de nuit l’homme qui l’avait jadis  attiré sans jamais avoir rien tenté. Georgio est un bobo parisien plein de bagou, à l’aise avec tout le monde et en tous lieux. Une histoire passionnée s’épanouit rapidement dans l’allégresse mais la Tony qu’on découvre de prime abord n’est pas celle-là. Blessée suite à un accident de ski, elle entame une rééducation dans un centre, seule. On comprend alors que cette chute est le point d’orgue  d’une succession de failles dans la vie de son couple. Le passé et le présent vont alterner pour dérouler la chronologie d’un amour avec toutes ses nuances. Maïwenn confie deux beaux rôles à Vincent Cassel et Emmanuelle Bercot, ceux de personnages qui se trouvent avant de se chercher, dans un film fougueux.

« L’amour n’est rien sans orage » : la sentence est prononcée par Tony lors d’une plaidoirie pour un concours d’éloquence sur le thème Faut-il tout gâcher ? Du mauvais temps, elle va en avoir avec Georgio et pourtant, l’immense fresque qui recouvre un pan de mur dans son appartement et qui représente une plage paradisiaque semblait lui promettre le contraire. C’est d’ailleurs vers cette vue du bord de mer que se tourne souvent le regard de Tony lors de sa convalescence, souvenir d’un temps apaisé, celui de la rencontre. Car la construction du film en flash-back fait écho au traumatisme corporel qui touche Tony. La psychologue, en jouant sur le glissement de sens du mot « genou » déclenche un retour en arrière qui sera celui du sacre du « roi » jusqu’à sa destitution. Mais le film, qui rappelle la démarche du 5X2 de François Ozon (une histoire de couple inversée allant de la fin au commencement) n’est pas pour autant une avancée uniforme vers la déliquescence : rien ne semble jamais définitif dans la relation animée entre Tony et Georgio, aussi bien le bonheur que le malheur. Comment maintenir l’équilibre quand ce qui a été attractif devient répulsif ? La désinvolture a-t-elle laissé place à l’imposture ? « Je ne te connais pas en fait » constate Tony face à l’homme qu’elle est pourtant allait chercher, il est vrai que tout est allé vite. Maïwenn s’amuse d’ailleurs à donner, par la simple mise en scène, un coup d’avance aux événements. Ainsi, le mariage des amis de Georgio est filmé de telle façon (par un jeu sur le flou et la mise au point) qu’il annonce en réalité celui des deux amants turbulents. En revanche, et par effet de contraste, la tentative de suicide d’Agnès, l’ex de Georgio trouvera une symétrie plus dramatique, la répétition étant celle de la passion comme de la destruction.

Vincent Cassel interprète avec un plaisir évident le rôle de cet homme amoureux mais tortueux, il est remarquable de justesse et son aisance de parole comme sa présence énergique donne toute sa saveur au personnage. Isabelle Bercot a impressionné le jury cannois dans ce rôle où les rires et les larmes ne sont jamais éloignés, s’accaparant la force comme la fragilité d’une femme tiraillée entre des sentiments ambivalents, réduisant soudain la colère à un cri sous la pluie. Le talent de Maïwenn est aussi là : savoir choisir ses acteurs et surtout parvenir à les diriger, à obtenir d’eux ce que le film requiert. L’emploi de nombreux champs-contrechamps installe le couple dans cette position frontale qui rythme leur histoire : face à face mais pourtant séparés, s’aimant mais s’opposant. Georgio tentera d’ailleurs de matérialiser cette distance ambiguë en se prenant un appartement tout proche du domicile conjugal, pour être là sans vraiment l’être. La naissance d’un enfant ne fera que complexifier cette situation. Le cinéma de Truffaut, grand metteur en scène du couple, n’est pas loin. La réalisatrice, qui nourrit son film de sa propre expérience, retrouve alors les élans de violence de Pardonnez-moi et choisit à nouveau une scène de repas pour faire éclater le malaise que Tony exprimera de tout son corps : éructant et se contorsionnant, comme pour exorciser ce qui la ronge. Sa longue rééducation du genou devient la métaphore d’une euphorie meurtrie, d’un retour à soi et à ses sensations pour mieux avancer. Rependre le contrôle de son corps comme de sa vie : un travail long et difficile dans lequel elle retrouve une certaine liberté. Mon Roi est un vibrant film sur le mouvement, celui des cœurs et des leurres, qui broie autant qu’il met en joie dans une même impulsion qui fait du souvenir une indécision quant à l’avenir.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com

25/10/15            

mardi 27 octobre 2015

► CRIMSON PEAK (2015)

Réalisé par Guillermo del Toro ; écrit par Guillermo del Toro et Matthew Robins


... Romance sanguine

Membre du jury au dernier festival de Cannes, Guillermo Del Toro nous revient en réalisateur avec Crimson Peak et dans une atmosphère radicalement différente de son précédent film qui mêlait action et science-fiction, Pacific Rim (2013). En effet, l’univers futuriste de ce dernier contraste avec l’époque victorienne dans laquelle se déroule l’histoire. C’est la première fois que le réalisateur mexicain explore le XIXème siècle, lui qui a en revanche à deux reprises situé des films pendant la guerre d’Espagne (L’échine du diable et Le labyrinthe de Pan). Un film en costumes donc, auxquels  le cinéaste va intelligemment donner des fonctions dramatiques. Guillermo del Toro va puiser dans cette période de nombreux motifs qui sont autant de fils d’une toile qui constitue une œuvre homogène où les humains et toute sorte de créatures finissent par se faire face. Les films du réalisateur constituent ainsi un bestiaire surprenant et fascinant où se croisent des vampires (Blade II), des insectes mutants (Mimic) ou encore un faune (Le labyrinthe de Pan). Une galerie monstrueuse qui ne contient pas que des entités surnaturelles  aux mauvaises intentions : le personnage d’Hellboy dans le diptyque éponyme est ainsi allié aux humains. Et dans Crimson Peak, les fantômes qui rôdent autour de la jeune Edith semblent vouloir la mettre en garde. La romancière américaine en herbe est-elle donc en danger ? Tout semble pourtant lui ravir : Thomas, un baronnet venu d’Angleterre, tombe sous son charme et celui de sa plume. Malgré des événements dramatiques, Edith, devenue l’épouse de Thomas, s’installe avec lui dans le manoir familial, perdu sur une lande désolée. Ils y retrouvent Lucille, l’omniprésente sœur de Thomas, aussi lugubre que la demeure. Dans ce ménage à trois, Edith est prise en tenaille par un frère et une sœur pernicieux. Doit-elle avoir peur des fantômes ou tenter de comprendre leur message ? Quand Guillermo del Toro s’essaye à la romance, celle-ci se révèle sanguine, il met esthétiquement en scène un mélodrame gothique à l’horreur flamboyante.


« Les fantômes existent » : l’affirmation d’Edith ne laisse pas place au doute, surtout que ces mots proviennent du premier plan, qui s’avère être un flashforward, à savoir que l’image qui nous est montrée appartient à un moment ultérieur du film. Comme au début du Labyrinthe de Pan. Outre l’effet d’attente provoqué, ce montage instaure l’étrangeté et l’inquiétude puisque qu’Edith (Mia Wasikowska, vue chez Tim Burton dont l’esprit plane sur le film) nous apparaît ensanglantée. Première occurrence d’un motif (la couleur rouge) que le réalisateur va décliner tout au long de l’histoire avec minutie (le tire du film étant déjà une allusion). Ce rouge passion est intimement lié au rouge sang : il caractérise le personnage de la sœur (Jessica Chastain en beauté froide) dès sa première apparition au bal lorsqu’elle joue du piano dans une robe vermeille (Edith portera en revanche souvent une robe jaune, couleur de la vie). On retrouve cette teinte sur divers objets signifiants, en particulier la bague de mariage, que Thomas tient de sa mère, ou encore la balle avec laquelle Edith fait jouer son chien. Mais ce sont littéralement les terres du manoir qui suintent de l’écarlate : situés sur des carrières de glaise que Thomas (Tom Hiddleston) veut extraire, la propriété et ses abords prennent la couleur de son sous-sol. L’allée qui mène à la demeure à la couleur de la terre battue et le parquet laisse s’échapper un liquide vermillon. Cette résurgence des bas-fonds contient dans sa manifestation ostensible la conscience macabre du lieu et qui s’incarne pour Edith sous forme de fantômes saignants. Le huis clos qui alors commence transforme l’amour inaugural en un quotidien bancal et déliquescent. L’atmosphère mortuaire semble atteindre Edith dans sa chair même puisqu’elle se met à régurgiter du sang, comme si l’extériorité déteignait sur son intériorité.


Crimson Peak est ainsi un film aux décors et aux couleurs particulièrement soignés, il faut dire que Guillermo del Toro a débuté dans les effets visuels et a conservé cet œil aiguisé pour habiller et éclairer ses plans. La première partie dans la maison d’Edith et son père est traversée par une lumière chaude et feutrée qui correspond au sentiment de sécurité et de bien-être qui est le leur dans cette vie douillette. Le cinéaste se plait néanmoins à y faire émerger l’horrifique par petites touches, comme avec le fantôme de la mère d’Edith ou la scène du parc lorsque des fourmis qui dévorent un papillon deviennent, par l’utilisation du gros plan, monstrueuses. Avec le basculement que représente l’installation dans le manoir de Thomas et Lucille, le conte romantique vire à l’horreur, le fantôme à l’ombre héritée du Nosferatu de Murnau devient un corps d’écorché et c’est alors du côté du Shining de Kubrick que vient la citation (scène de la baignoire). Mais le réalisateur n’oublie pas d’instaurer à son climat frissonnant sa poésie visuelle qui s’exprime ici par ces feuilles puis cette neige qui tombent au milieu du hall via une ouverture dans le toit (rappelant les flocons du cimetière du premier opus d’Hellboy et les feuilles d’or virevoltantes du second), où là par cette délicate et vaporeuse apparition fantomatique (sur le fauteuil du grenier). L’intérieur de la demeure est magnifique de noirceur gothique et s’avère un emplacement parfait pour le mélodrame en cours. « La maison respire » confie Thomas à son épouse, cet endroit semble en effet souffler bien des choses à Edith, elle qui a écrit une histoire de fantômes n’est-elle pas en train de la vivre ? Même si l’imagerie étoffe un scénario qui manque parfois d’ampleur, Guillermo del Toro réussit à greffer à son cinéma le genre de la romance en le transformant dans un film hybride qui pose la question de la monstruosité : est-elle toujours où on la croit ?

Publié sur Le Plus de L'Obs.com


17/10/15   

► SICARIO (2015)

Réalisé par Dennis Villeneuve ; écrit par Taylor Sheridan


.. La loi ou l'ordre

La sélection cannoise continue d’essaimer sur nos écrans ses choix et Sicario, le film du canadien Denis Villeneuve, présenté en compétition officielle, a effectivement de quoi retenir l’attention. Celui qui avait concouru en 2011 pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère pour le bouleversant et radical Incendies, s’empare avec un  style à vif du problème des cartels mexicains à la frontière avec les États-Unis. Et plus précisément des conséquences des trafics sur la ville frontalière de Juárez, à la sinistre réputation. Le contexte est bien réel et la fiction fait largement écho à une situation difficilement contrôlable sur ce territoire situé à quelques kilomètres de la juridiction américaine, devenu une zone de grande violence (Les Oubliées de Juárez en 2007 était consacré aux multiples meurtres de femmes de la région), également passage des immigrants mexicains. A l’heure où l’Europe s’interroge sur ses frontières, l’état américain doit gérer l’afflux d’une guerre voisine qui lui envoie aussi bien des humains que de la drogue. C’est par le biais d’un agent du FBI, Kate, que l’on va s’immiscer au cœur d’une unité spéciale mise sur place pour endiguer le principal cartel mexicain et mettre hors d’état de nuire son puissant chef. A la tête de cette équipe de spécialistes : Matt, agent de la défense qui derrière sa nonchalance cache une détermination certaine. Il est épaulé par Alejandro, un ancien procureur mexicain travaillant désormais pour l’armée américaine, peu loquace, ses intentions sont troubles. Kate se retrouve ainsi embarquée dans une mission périlleuse aux contours flous. En effet, quel est vraiment son rôle dans ce qui se révèle être une partie de poker-menteur ? Comment doit-elle réagir face à des actions musclées qui s’effectuent en dehors de toute légalité ? L’objectif est-il réellement celui qu’on lui a présenté ? Denis Villeneuve met impeccablement en scène cette expédition à haut risque en rattachant son histoire, comme dans ses précédents films, à des ressentis humains ambivalents qui pousseront les personnages à faire des choix vitaux, pour ou malgré eux.


La première séquence glace volontairement d’horreur : dans un pavillon côté américain, l’unité d’élite à laquelle appartient Kate (Emily Blunt) intervient pour libérer des otages du cartel. Ils ne découvriront que des corps dissimulés et asphyxiés dans les cloisons, un caveau insoutenable qui provoque, littéralement, la nausée chez ces agents pourtant aguerris. Compartimentées comme de la marchandise et cachées tels des paquets de drogue, ces victimes d’enlèvements étaient un simple produit financier, sans valeur humaine. D’autres images chocs iront dans ce sens terrible, tels ces corps pendus et exposés à l’entrée de la ville de Juárez, macabre message d’avertissement. Voilà aussi ce que redoutent les États-Unis : l’importation de cette fureur meurtrière et sauvage des cartels, d’où la nécessité d’aller agir à la source, côté mexicain. Le réalisateur pointe avec des vues aériennes la proximité des deux territoires, attractif pour les uns, répulsif pour les autres. Si proche à vol d’oiseau, ce sont deux situations de vie qui s’opposent. Sicario montre l’enracinement de la violence dans le quotidien de cette ville mexicaine à tel point que plus rien ne perturbe ceux qui arrivent à y vivre : l’impressionnant  convoi armé de l’équipe de Matt (Josh Brolin) traverse la ville dans l’indifférence mais la séquence de l’embouteillage est une des plus percutantes. Avec une précision chirurgicale, Denis Villeneuve construit crescendo un climat anxiogène autour du transfert d’un prisonnier mexicain capital. L’attente au poste frontière, parmi une multitude de voitures de civils, est un moment de suspense redoutable où le massacre est latent dans chaque recoin de l’image. La notion de frontière terrestre se double alors de sa notion juridique : Kate comprend que l’équipe agit sans se soucier des lois et que leurs limites ne sont pas les siennes. L’influence néfaste du cartel ne s’arrête pas aux barrières dressées par les américains, elle est comme une maladie : « Le trouver, c’est comme découvrir un vaccin » affirme Alejandro (Benicio del Toro) à propos du chef qui a la main mise sur la région. 


La guerre est donc déclarée : entre les membres de l’équipe qui sont d’anciens soldats et la base américaine le long de la frontière, l’ambiance est celle d’un conflit. Une scène de nuit éloquente donne à voir à Kate l’ampleur du problème : elle observe avec des jumelles, comme on scruterait une zone ennemie, les explosions et les tirs dans la ville mexicaine, la laissant hébétée. Les militaires sont à la manœuvre et la stratégie d’enrayement semble être devenue une opération militaire dans laquelle Kate est de plus en plus piégée, même un bref instant de distraction (la sortie au bar) devient une preuve de la contamination de son propre quotidien. L’assaut dans le tunnel des passeurs est d’une grande force visuelle et narrative, le réalisateur utilise un effet de vision thermique qui donne à la séquence une consistance singulière. Ces hommes qui se fondent dans la nuit ne sont plus que des silhouettes uniformes, l’image en négatif traduit l’inversion : dans ce boyau souterrain creusé par leurs ennemis, ils deviennent comme eux, ils sont un pendant d’une même violence. « Qui trop combat le dragon, devient dragon lui-même » écrivait Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra). Kate sera la seule à ôter son dispositif de vison nocturne, refusant la vision qu’on lui impose, y préférant la vérité de ses convictions : elle est telle une clandestine dont le rôle lui sera dramatiquement explicité. Mettant sous tension les notions de la loi et de l’ordre, Denis Villeneuve constate avec sa fulgurance la porosité de la violence et dresse un propos pessimiste qui claque comme une rafale d’arme automatique.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com


10/10/15