mardi 26 août 2014

► SILS MARIA (Cannes 2014)

Écrit et réalisé par Olivier Assayas


... Quand la brume devient serpent

Absent de la compétition du Festival de Cannes  depuis le très réussi Clean en 2004, Olivier Assayas y a fait son retour cette année avec un film frontière, entre théâtre et cinéma, entre réel et fiction, entre le jadis et le maintenant. Délaissant le sujet politique fort comme Carlos (2010), il en aborde un non moins évocateur, celui de la femme confrontée à un temps qu’elle n’a pas vu passé. Le réalisateur choisit le biais d’un univers qu’il connait bien : celui des actrices. Il va y faire s’y débattre une Juliette Binoche découvrant ses fêlures dans un monde moderne où tout va très vite et où la question de sa propre place sera posée. Fonctionnant sur le principe de la mise en abyme, Olivier Assayas suit avec entrain le personnage de Juliette Binoche (qu’il retrouve après L’heure d’été en 2008), Maria Enders, que les évènements vont pousser à accepter un rôle dans une pièce de théâtre pour y jouer l’exact contraire du rôle qui l’avait rendu célèbre vingt ans auparavant. Elle qui incarnait la jeune Sigrid, assistante dominatrice, devient Helena, une patronne énamourée et soumise. L’inversion et le glissement vont régir les échanges que va avoir Maria avec sa propre assistante, Valentine, durant toute la longue préparation du rôle. Le texte de la pièce se propageant de plus en plus dans le quotidien des deux femmes qui ont entrepris sans le savoir un voyage sinueux où devra se faire le choix d’un temps conjugué au passé ou au présent.


Le titre du film renvoie directement au lieu principal de l’intrigue, à savoir un chalet isolé se situant dans le petit village de Sils-Maria dans les Alpes, côté Suisse. Le paysage, souvent mis en valeur et admirablement filmé, tient une place importante dans l’histoire, il y est à la fois lieu de destination, de confrontation et d’émancipation. L’antagonisme que pointe Maria entre les deux rôles de la pièce est repris et travaillé par la mise en scène du film. En effet, ce paysage suisse en altitude est serein et apaisant (scène où Maria et Valentine s’endorment au soleil) alors même que Maria traverse des tourments liés à la pièce et à son interprétation. Le temps très changeant à ces hauteurs (lors d’une de leur ballade, on passe de la neige au soleil) est en revanche en accord avec les intermittences qui sont celles de Maria qui est sans cesse dans le doute depuis son arrivée. Rendre ou ne pas rendre hommage au dramaturge décédé, accepter ou non le rôle après tant d’années, revenir sur sa décision ou la maintenir. Les hésitations fortes traduisent le malaise qui est le sien et le choix de l’isolement dans le chalet du défunt n’est pas innocent. Ce paysage est une multitude et un tout, comme la Sigrid et la Helena de la pièce : « Ce sont une seule et même personne » lui assénera le metteur en scène qui insiste pour qu’elle accepte. Maria est liée à la pièce comme à la topographie qui l’a inspirée, n’arpente-t-elle pas la montagne en répétant son texte ? Et puis comment ne pas noter le glissement de sens entre son prénom et le nom du village.


De la même façon, le film en lui-même reproduit la dramaturgie de la pièce qui oppose et rassemble dans un mouvement passionnel destructeur une jeune femme déterminée et une femme mûre en train de chuter. Soit Valentine (intéressante Kristen Stewart, très à l’aise dans ce registre auteuriste a priori éloigné de Twilight, comme a pu le faire son partenaire à l’écran de l’époque Robert Pattinson chez Cronenberg), douce assistante omniprésente, et Maria (Juliette Binoche dont le seul rire illumine un plan), actrice méprisante envers un certain cinéma populaire qui a un rapport plus amical que professionnel avec Valentine (scène de la baignade). La mise en abyme fiction / pièce de théâtre (Maria doit donner la réplique à Jo-Ann, une jeune actrice délurée, très populaire, ayant tourné un film de super-héros) est doublée par celle fiction / réalité car Olivier Assayas va précisément chercher la jeune héroïne d’une saga vampirique adolescente au succès mondial pour donner la réplique à une actrice exigeante dans le choix de ses rôles, souvent qualifiée d’égérie du cinéma d’auteur. Dispositif audacieux au rendu savoureux tant le binôme donne pleine satisfaction. 


Ce choix participe de la réflexion en œuvre dans le film qui verra Maria affronter ses préjugés au contact de la jeune actrice. Le jeu des apparences et des masques (Maria faisant défiler les photos de Jo-Ann sur sa tablette) est ce qui va être mis à l’épreuve de l’isolement de l’actrice et de son assistante. On n’est jamais loin des Larmes amères de Petra von Kante (Fassbinder, 1972). La tendresse est réciproque mais Maria s’y accroche de façon excessive : « J’ai besoin de toi ! » lui lancera-t-elle. Leurs nombreuses discussions deviennent dissensions car Maria est figée dans une vision qui n’admet pas la contradiction. Jouer dans cette pièce hantée par les souvenirs et la mort va l’obliger à prendre conscience du présent, à contempler seule, et à faire sien, le changement en action, ce qu’Olivier Assayas métaphorise dans une superbe scène au creux des nuages, là où le fameux serpent brumeux donnant son titre à la pièce (Maloja Snake) transfigure le paysage montagneux. Ce film gracieux est le mouvement de vie d’une femme vers une acceptation qui la révèle à elle-même.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


23/08/2014       

samedi 16 août 2014

► LE DOUBLE (2014)

Réalisé par Richard Ayoade ; écrit par Avi Korine et Richard Ayoade, d'après l’œuvre de Dostoïevski.


... L'unicité ou la phagocyté

S’aventurer dans l’adaptation d’une œuvre de Dostoïevski est toujours un risque tant la figure tutélaire de l’auteur veille. Pour son deuxième long métrage, le britannique Richard Ayoade, acteur passé derrière la caméra et découvert en 2010 avec Submarine, s’en empare pourtant pleinement avec une aisance certaine et un plaisir tant esthétique que psychologique. Loin d’être réfréné par la tâche de mettre en image Le Double (1846, deuxième roman de l’auteur russe et seconde version après celle de Bernardo Bertolucci en 1968), il fait preuve d’une jubilation évidente dans une adaptation inspirée et décalée du classique littéraire, il en fait quelque chose d’éminemment cinématographique. Retrouvant le goût de l’absurde de son précédent film, Ayoade se régale d’une histoire pourtant inquiétante : dans une entreprise lugubre et sans âge à l’atmosphère steampunk, Simon James, un employé timide et renfermé mène une existence morne et grise. Il est secrètement amoureux de Hannah, la fille de la photocopieuse. L’éventuel mélodrame bascule subitement dans un atypique thriller infernal le jour où Simon, ignoré de tous, voit arriver un nouveau collègue qui n’est autre que son sosie parfait. Si ce dernier est son exact miroir plastique, il est en revanche son opposé en ce qui concerne le caractère : ouvert et sociable, il se fait aimer de tous. Une entraide inéquitable va alors se mettre en place car voilà peut-être le moyen de séduire la belle Hannah par personne interposée…Fidèle aux thèmes de Dostoïevski, le réalisateur tisse un captivant cauchemar mental où l’aliénation guette le genre humain et où la quête de sa propre existence devient une lutte vertigineuse.

« Tu n’es pas remarquable, tu es une non-personne » : voilà ce que peut entendre à son propos Simon du seul collègue qui lui parle. Et tout est de cet ordre pour le pauvre et malchanceux employé chargé, ironie du sort, de précisément collecter une multitude d’informations sur les gens afin que l’entreprise qui l’emploie puisse dresser des bilans individuels pour ses clients. Il est un pion dont personne ne se soucie, encore pire que la solitude, il est jusque nié dans son existence même : son chef de secteur ignore qu’il travaille ici depuis sept ans, son badge ne fonctionne plus, le voilà obligé de demander un passe visiteur à un gardien qu’il voit quotidiennement mais qui ne sait pas qu’il est, le système informatique enfin affirme qu’il n’a jamais existé. Kafka n’est évidemment pas loin, les très réussis décors anxiogènes faits de rangées sombres de bureaux rectilignes, remplis d’employés vieux et amorphes, évoquent ceux du Procès (1962) adapté par Orson Welles. Confronté à une administration aveugle et à un chef qui parle beaucoup pour ne rien faire, le jeune Simon commencerait à douter de sa propre existence s’il n’y avait pas la présence, bien réelle, de l’envoutante Hannah (Mia Wasikowska est délicieuse en voisine espionnée consentante). L’allégorie de la photocopieuse est bienvenue : voilà un homme obligé de venir quémander une copie d’un document dans le seul but d’entrer en contact avec la femme désirée. La duplication matérielle de la machine annonce celle, humaine, de Simon dont le double s’insinue dans son travail comme dans sa vie.

Jesse Eisenberg (le Mark Zuckerberg du Social Network de David Finsher) compose un personnage dostoïevskien remarquable, il endosse littéralement le rôle en se glissant avec minutie dans un costume trop grand, épaules rentrées et gestuelle adéquate au personnage, tout « en dedans ». Car si son sosie (James Simon, soit son propre nom inversé…) est dans l’extériorité (mouvements, regards, attitudes), lui est engoncé dans une intériorité paralysante qui fait de lui un sujet passif (il se compare d’ailleurs au pantin en bois Pinocchio). La première scène dans le wagon est saisissante de sens : « Tu es à ma place » lui lance un inconnu alors qu’ils sont seuls. Simon s’exécute et laisse sa place. Le jeu des lumières et des cadrages charge ce moment d’un malaise palpable où on assiste à la déshumanisation (l’entreprise en est l’épicentre) d’un individu. Le moment burlesque qui suit (Simon bloqué par les paquets d’un passager qui monte) est néanmoins pathétique car Simon attire une sympathie certaine, seul qu’il est contre un monde ahuri dont on ne verra jamais la lumière du jour. Cette concomitance de ton est celle du film comme de son rythme. En effet, conscient du matériel littéraire d’origine, Ayoade dynamise son récit qu’il mène sans temps mort, osant des coupures brutales, sonores et visuelles, au sein d’une même scène, exploitant à bon escient la grammaire cinématographique comme la musique pour faire corps avec Simon dans son basculement. Car dans cette confrontation avec son miroir, le risque est prégnant, quant au lieu de l’aider à se libérer, son double le conduit au contraire vers une néantisation crescendo. Le réalisateur manie avec dextérité la mise en scène de l’accablement et de la folie qui guette dans un monde totalitaire, le salut ne pouvant surgir que du tréfonds de sa propre conscience.

13/08/14        


mercredi 13 août 2014

► WINTER SLEEP (Palme d'Or Cannes 2014)

Réalisé par Nuri Bilge Ceylan ; écrit par Ebru Ceylan et Nuri Bilge Ceylan


... Le lent réveil

La consécration de la Palme d’Or semblait comme en gestation depuis les débuts du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan tant son cinéma n’a eu de cesse d’attirer les éloges. Déjà nommé à la Palme d’Or du court métrage en 1995 puis obtenant le Grand Prix en 2003 pour Uzak, en sélection officielle mais reparti bredouille avec ses deux films suivants, il renoue avec le Grand Prix en 2011 pour Il était une fois en Anatolie, voyage diurne et nocturne sur le plateau de cette péninsule occidentale de l’Asie. Le jury présidé par Jane Campion salue donc avec force son dernier film, Winter Sleep, qui reste sur les terres anatoliennes et plus particulièrement dans la région de la Cappadoce. Mais là où sa précédente réalisation menait des hommes à la découverte d’eux-mêmes au fil de la route, nous sommes ici dans un décor central, celui d’un hôtel troglodytique (typique de la région), tenu par Aydin, homme d’un certain âge, ancien acteur de théâtre devenu riche propriétaire par héritage. Il règne sereinement sur ses pierres, à l’écart du monde, perché sur les hauteurs de la roche. Deux femmes habitent avec lui, sa sœur Necla, réfugiée là après son divorce et sa jeune femme, Nihal. Aspect fondamental du cinéma de Ceylan, la psychologie des personnages trouve un déploiement particulièrement profond dans ce qui s’apparente à une fresque humaine intérieure agencée autour de conversations-pivots. Film littéraire aux accents philosophiques et mélancoliques (adapté de nouvelles de Tchekhov) où la parole construit un cheminement, Winter Sleep est une confrontation avec les autres qui mène au face à face avec soi-même.


Si l’aspect chaleureux et accueillant de l’hôtel minéral est ce qui frappe d’emblée, avec sa superbe vue sur la région et sa décoration soignée, on se rend rapidement compte de l’aspect compartimenté des lieux, dû à la géologie de l’endroit, que la mise en scène va exploiter. Ainsi la topographie précède-t-elle les pensées de personnages dont on va découvrir les cloisons mentales au fur et à mesure. Enserrée dans la roche, l’habitation plait autant aux touristes (le couple de japonais) qu’elle est un carcan, conscient ou inconscient, pour le trio qui y vit à l’année (d’autant plus en hiver et son hibernation forcée). Aydin (Haluk Bilginer, qui livre une prestation marquante) passe beaucoup de temps dans son bureau, creusé à part, et véritable mausolée du passé : les murs sont tapissés d’affiches de ses anciennes pièces de théâtre qui côtoient les reliques masquées d’un temps révolu (mises en valeurs par l’utilisation du Scope). Sa sœur se languit (position horizontale récurrente) et étouffe dans ce qu’elle considère comme un trou perdu. Quant à Nihal, on apprend qu’elle possède son propre côté de la demeure, cette séparation géographique avec son mari fait écho à celle, intime, d’une relation particulière où chacun doit rester à sa place. Ce qui sera explicité lors de la scène de la réunion des donateurs où elle lui demande de quitter la pièce. De la même façon, lors de la visite de l’imam et de l’enfant vengeur, les femmes demeurent à table dans l’espace cuisine tandis qu’Aydin prend les choses en main, tel un seigneur prêt au baisemain, dans le salon.


C’est précisément une de ses sorties hors de l’hôtel, dans la vallée, qui va être le premier déclencheur d’un bouleversement en profondeur. Il quitte sa tour d’ivoire pour se retrouver malgré lui confronté à une réalité qui ne l’intéresse pas. C’est d’une façon forte et symbolique que son univers se fissure littéralement : une pierre jetée sur la vitre de sa voiture. L’impact est celui d’une vie sur une autre. En effet, c’est l’enfant d’une famille locataire d’une de ses propriétés, récemment saisie pour loyers impayés, qui vient d’exprimer sa rage. Ce qui marquera Aydin ? La saleté du jardin, il en écrira même un article (il est également éditorialiste dans un petit journal local). Il y a là pour lui décadence des valeurs. Car c’est bien de ces grandes notions dont il va être question à travers la pratique du quotidien. Le film rejoint en cela la pensée du philosophe américain Stanley Cavell (qui a souvent pris les films comme objets de pensée) et de son approche basée sur le principe de la conversation sur l’ordinaire.  


On retrouve en effet, entre autres, cinq longues et denses conversations dans Winter Sleep qui articulent véritablement la marche des esprits vers un nouvel état. Tout d’abord celle que lance Necla sur la possibilité de renoncer à contrecarrer le Mal dans le but de provoquer une prise de conscience chez l’auteur du méfait ; ce qu’avec ironie Aydin veut appliquer au conflit qui l’occupe. Puis entre ces deux derniers, où d’un propos anodin se développe, au rythme des reproches acerbes qu’elle lui fait, une vision de sa propre existence. Il ne serait pas ce qu’il aurait dû devenir. La troisième est un tête à tête tendu et pathétique avec sa femme où les mots secs et durs sont jetés au visage, le couple se dit les choses, enfin et pour la première fois. Viendra ensuite celle qui mettra aux prises Nihal et le père de l’enfant, ce qui fera voler en éclat ses notions morales. Enfin, une discussion avinée entre Aydin et deux compères où l’on citera Shakespeare lors d’une escapade qui n’aura pas lieu. Bien que filmé en écran large, Ceylan choisit le plan rapproché pour nous immerger dans ces échanges, souvent nocturnes, où quelque chose de l’ordre du changement est à l’œuvre. Tels les personnages romanesques de Proust (La Recherche) ou de Butor (La modification), Aydin choisira cette voie en sommeil poussée à l’éveil par l’expérience du vécu. « C’est à chacun qu’il revient de trouver la fin du voyage en chaque pas du chemin, en son allure propre » (Stanley Cavell, Qu’est-ce que la philosophie américaine ?).

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com

06/08/14