vendredi 25 septembre 2015

► THE PROGRAM (2015)

Réalisé par Stephen Frears ; écrit par John Hodge, d'après l’œuvre de David Walsh


... La fabrique d'un destin

Il y a eu les suspicions, les accusations et enfin au bout d’un long processus, le verdict final en 2012 : le plus grand champion cycliste du Tour de France est reconnu coupable de dopage répété et institué, un système l’ayant mené à sept reprises au sommet des victoires. Elles lui sont toutes retirées. Lance Armstrong, sportif de haut niveau, n’est alors plus qu’un tricheur honni. Et puis vint la tentative de rédemption avec les aveux du coureur lors de sa fameuse interview télévisée avec Oprah Winfrey, célèbre animatrice dont l’influence est considérable aux Etats-Unis. Un revirement, car l’ex-champion avait fait preuve d’une constance sans faille dans la dénégation jusqu’à ce 17 janvier 2013. Les répercussions sont mondiales. Articles, reportages, livres : la confession fait le tour du monde. Le cinéma ne pouvait rester insensible à une histoire contenant déjà des ressorts dramatiques puissants. C’est le réalisateur britannique Stephen Frears qui s’en empare. The program s’inscrit dans son intérêt renouvelé pour les portraits d’individus réels : de Prick up your ears (1987) à Philomena (2013) en passant par The Queen (2006), le cinéaste se plait à contourner l’image publique pour s’immiscer du côté de l’intime et filmer des personnes qu’il transforme en personnages. Dans The program, il choisit l’angle factuel de l’envers d’une histoire que Lance Armstrong a raconté au monde. Son ascension a autant fasciné qu’agacé et le récit de ses exploits est connu. Les coulisses de son système de tricherie, moins. C’est avec le dynamisme d’une course trépidante que Stephen Frears, en s’appuyant sur des rapports et des documents fouillés, retrace les grandes étapes d’une carrière parallèle à l’officielle. Celle d’un homme qui avait fait de son ambition de victoire un intérêt supérieur n’admettant ni la contestation ni l’échec, quitte à faire preuve d’une insolente assurance face à des performances perfusées de tricherie.


« Je n’ai jamais été contrôlé positif à des produits dopants » : seul devant un miroir, le coureur se répète à lui-même  son unique ligne de défense qu’il assénera pour mieux couvrir ses mensonges devant la presse. Le film n’oublie cependant pas de pointer la fois où il fut pris en défaut (en 1999) pour mettre en évidence les habiletés et les astuces qui lui ont permis de façon récurrente d’échapper à la patrouille (ici un faux certificat médical). Lance Armstrong (performant Ben Foster, qui a d’ailleurs déclaré avoir testé certains produits pour le rôle) est redoutable dans sa détermination à affirmer face aux observateurs ce que ses pratiques quotidiennes nient. Cette dualité est aussi celle du film qui entremêle les images d’archives des courses avec celles de la fiction, marquant volontairement le hiatus entre ce qu’ont vu les spectateurs sur le moment et les moyens cachés, montrés par le film, qui ont permis l’éclatante apothéose, avant la chute. Stephen Frears souligne le côté jovial de ces pratiques (il faut voir l’équipe plaisanter en pleine transfusion sanguine !), ritualisées comme un massage d’après course. Depuis longtemps soupçonné de dopage, ce qui rend sa dissimulation d’autant plus…performante, le champion instaure un jeu du chat et de la souris, frôlant parfois la découverte. Comme lors de cette scène où un contrôle inopiné manque de mettre en péril toute sa stratégie. Il est devenu une machine à gagner et à tromper : le docteur Ferrari (étonnante composition de Guillaume Cannet) voit d’ailleurs non pas un homme mais un corps qu’il faut formater, transformer à l’aide de toute une panoplie de produits (de l’hormone de croissance à l’EPO). Le réalisateur choisit un rythme frénétique pour enchaîner en alternance les séquences de courses et celles du dopage systématique, ce programme qui donne son titre au film. 


Cette rapidité stylistique est celle de la fulgurance d’une carrière qui devient phénoménale, les rouages sont huilés et la presse, comme le public, s’enthousiasment pour le héros de la Grande Boucle. Les coupures de presse s’amoncèlent sur l’écran comme autant d’assertions qui rendent Lance Armstrong presque intouchable, son arrogance face à ceux qui doutent le prouve. Stephen Frears fait du journaliste David Walsh (Chris O’Dowd) le principal adversaire du coureur : son désir d’investigation, envers et contre tous, va lui permettre de mettre des bâtons dans les roues du champion. En effet, il apparaît vite que tout le monde sait mais ne dit rien : Lance y veille. C’est au cœur du peloton que les pressions s’exercent, ce que le film saisit subtilement. Un homme seul ne peut gagner le Tour : le soutien de l’équipe pendant la course est indispensable et le coureur a su s’entourer d’une armée dévolue à sa cause. Il parle cyniquement de son « investissement » lors du recrutement de Floyd Landis (Jesse Plemons), qui le mènera d’ailleurs à sa perte. Ses conférences sur le cancer qu’il a vaincu (épreuve que le film n’élude pas) deviennent également un support à sa combattivité sportive, même s’il arrange là-aussi la réalité, malgré la sincérité de son engagement. « Je leur dit ce qu’ils veulent entendre » confesse-t-il. Car l’histoire du cycliste est aussi celle de gens qui ont cru, qui ont puisé en elle une force et un respect, comme Lance Armstrong lui-même finalement, persuadé d’être ce grand champion méritant qui a été célébré de par le monde. Mais fabriquer son destin peut avoir son revers. Quand tombe la décision de suspension à vie des compétitions cyclistes, un plan couperet suffit à Stephen Frears pour sceller le sort de son personnage. Au bord de l’écran comme au ban de son sport, le coureur n’est plus, demeure un homme déchu. 

Publié sur Le Plus de L'Obs.com


19/09/15  

► LES CHANSONS QUE MES FRERES M'ONT APPRISES (2015)

Écrit et réalisé par Chloé Zhao


... Le voyage immobile

Cannes a ceci de particulier qu’il y a plusieurs festivals en un, ce qui permet toujours de dénicher (au-delà de l’effervescence autour de la compétition officielle) des œuvres qui vont pouvoir bénéficier des éclats de lumière restants. Premier long-métrage d’une réalisatrice prometteuse,  Les chansons que mes frères m’ont apprises, était ainsi en compétition pour la Caméra d’or à la Quinzaine des réalisateurs cette année. C’est cette sélection qui nous permet de découvrir Chloé Zhao, cinéaste américaine qui après plusieurs courts métrages a bien fait de passer au long. En effet, son film doux et amer bénéficie d’un regard à la fois incisif et réaliste sur la vie dans une réserve indienne dans le Dakota du Sud. Son ton poétique et mélancolique permet une peinture aux contrastes séduisants. Car la réserve de Pine Ridge existe bel et bien dans cette Amérique contemporaine qui parque les descendants des Indiens dans les seuls lieux qui leurs restent. La beauté des paysages cache la décrépitude de communautés rongées par les ravages de l’alcool, les trafics et l’exode de la jeune génération vers les villes. C’est dans ce contexte que se tisse l’histoire de Johnny et de sa sœur Jashaun, inséparables, les deux jeunes gens aiment se balader ensemble sur cette terre familiale qui est la seule qu’ils aient connue. Mais si la petite sœur apprécie cette vie simple, son grand frère prépare en secret son départ : il a prévu de suivre sa petite amie qui s’en va faire ses études à Los Angeles. Alors que la mort de leur père exacerbe l’envie de Jashaun de prendre une part plus vive à la vie de la réserve, Johnny semble de plus en plus détaché. Souhaiter l’éloignement va cependant s’avérer pour lui un désir peut-être plus tortueux qu’il ne l’avait imaginé. Film-itinéraire, Les chansons que mes frères m’ont apprises, est une belle réflexion sur les racines et l’héritage des liens humains, parfois pesants, parfois nourrissants et qui prennent tout leur sens quand résonne l’appel de l’ailleurs.


« Quand on veut dresser un cheval, il faut respecter sa liberté ». Les mots de Johnny (John Reddy) inaugurent le film comme ils affirment une détermination : après avoir vécu toute son enfance dans cette réserve où vit le peuple qui est le sien, le jeune homme veut conquérir son propre espace, loin d’un endroit où il ne voit pas de perspective. La question du devenir est d’ailleurs celle que pose le professeur du lycée où Johnny vient de faire sa dernière année. La majorité des élèves souhaite rester sur place et reprendre le ranch familial ou devenir monteur de taureaux pour les rodéos locaux. Lui veut devenir boxeur, un choix qui exprime la volonté de mouvement face à la léthargie ambiante d’habitants désœuvrés. Cette scène de la classe contient un élément insolite : les jeunes caressent chacun un animal (du serpent au coléoptère) pendant la discussion ! Ce sort de faune domestique n’est-il pas  précisément ce que Johnny souhaite fuir ? Trop de réserves indiennes sont devenues des attractions touristiques. Ce que le personnage d’Angie (la tenancière du bar) incarne d’une certaine façon : étrangère à la communauté, sa première apparition se fait appareil photo en main et Johnny sur son cheval en est le modèle. On les retrouvera tous les deux en train de dépecer une bête : la crudité de la scène est celle d’une mise à nu du souvenir ; c’est la seule fois où Johnny évoquera son père à propos de la chasse. L’analogie animale traverse ainsi le film à travers le rejet, le respect ou la mémoire.


La vie de la réserve oscille entre la tradition et les tentations du présent (la séquence de la fête clandestine, quand la musique fiévreuse s’interrompt pour laisser éclater un chant ancestral est admirable). La réalisatrice fait d’ailleurs de Johnny un passeur puisqu’il fournit en alcool les habitants alors même que la prohibition règne (la réserve a ses propres lois). Ce statut est double puisqu’il est l’héritier d’une culture qu’il met à mal. Mais c’est sans état d’âme (la scène où il livre des bières à une mère avachie au milieu des enfants est éloquente) : son but étant de quitter ce territoire et donc d’obtenir rapidement de l’argent, sa destinée lui importe plus que celle de ses congénères. Cette volonté de départ va même causer la rupture  avec sa petite sœur, à qui il voue une grande affection. Sobre, le moment où il est obligé d’avouer son intention trouve dans la mise en scène de la distance, tout l’écart mental dont il est question. Jashaun (Jashaun St. John) n’aura alors de cesse de vouloir nouer des liens avec une famille qu’elle redécouvre tout comme avec des habitants (le personnage du tatoueur). Sa volonté d’obtenir une robe traditionnelle pour le pow-wow (fête familiale indienne) achève ce parcours identitaire. Tandis que Johnny passe son temps avec sa copine ou avec Angie : deux facettes d’un horizon qui le mène loin de la réserve. La relation forte entre le frère et la sœur trouve son apogée lors des scènes de déambulations dans des paysages saisissants qui évoquent le cinéma de Terrence Malick. La caméra se fait alors caresse sur ses visages où le bonheur se conjugue avec la mélancolie. Raymond Queneau (dans Bâtons, chiffres et lettres) distinguait deux sortes de récits : les iliades et les odyssées. Le film de Chloé Zaho appartient à la première catégorie, celle de la recherche du temps perdu. Et c’est avec délicatesse qu’elle emmène ses personnages dans le voyage de leur propre histoire, celle qui est à découvrir comme celle qu’il leur faudra construire.

Publié sur Le Plus de L'Obs.com


12/09/15        

mardi 8 septembre 2015

► DHEEPAN (Palme d'or, Cannes 2015)

Réalisé par Jacques Audiard ; écrit par Jacques Audiard, Noé Debré et Thomas Bidegain





... La tragédie de la rémanence


Si le cinéma doit dire quelque chose du monde, alors celui de Jacques Audiard en est un des poumons dont chaque respiration fait battre le pouls vivace de citoyens en transhumance d’eux-mêmes. Habitué des Césars où il a été récompensé dès ses débuts, Jacques Audiard n’avait pas encore été palmé (Un prophète avait néanmoins obtenu le Grand Prix du jury). C’est désormais chose faite avec Dheepan au dernier festival de Cannes. Et on comprend aisément ce que le jury des frères Cohen a apprécié dans ce qui est bien plus qu’un drame social et qui a toute la force cinématographique dont sait faire preuve le réalisateur. De rouille et d’os nous avait déjà assené un coup à travers la reconstruction morale et physique de Stéphanie, contrainte à apprivoiser un corps amputé. Dheepan s’inscrit dans une certaine continuité à travers des personnages déracinés qui vont devoir, malgré un environnent hostile, bâtir une vie nouvelle sur des bases chancelantes. Alors que l’actualité se fait l’écho impuissant des catastrophes migratoires, le film d’Audiard s’intéresse à trois personnages qui ont réussi leur traversée. Fuyant la guerre au Sri Lanka, Dheepan s’invente une famille pour passer les contrôles. Une inconnue, Yallini sera donc sa femme aux yeux des autorités et une enfant, trouvée dans un centre de réfugiée, fera office de fille. Cette étrange famille composée par intérêt (Audiard aime provoquer des rencontres surprenantes dans ses films) trouve un point de chute dans une banlieue française dégradée tenue par des trafiquants. Le choc est rude. Jacques Audiard se sert du pendant négatif d’une certaine réalité pour le confronter à l’expérience et au regard de gens venus d’ailleurs ou comment le lointain est juste au coin. C’est au travers de relations familiales à faire naître et à leur mise en danger que Dheepan bouscule les émotions et fait d’un exil un acte créateur.


Quand deux plans habiles suffisent à installer une idée et son contraire, on sait d’emblée que la suite sera certainement à la hauteur. Soit la vue d’une paisible palmeraie, des hommes coupent les feuilles des arbres. Pour mieux recouvrir un charnier. En un instant, un paysage attractif est devenu corrosif. C’est la guerre et ces hommes, dont Dheepan, sont des soldats. Par cette ouverture, Audiard instaure déjà l’horreur derrière les apparences, la fracture entre un lieu et ce qu’il recèle. C’est en toute ironie que Dheepan et sa famille composée sont envoyés vivre dans une cité nommée « Le Pré ». « Ça veut dire praire, pâturage » traduit Dheepan à l’aide d’un dictionnaire. S’il y a bien des arbres à l’arrivée, ils dissimulent à peine les barres d’immeubles qui ont souffert. L’herbe n’est en effet pas toujours plus verte ailleurs. Employé comme gardien, le nouvel arrivant est face à une double problématique d’intégration : cohabiter avec une femme et une enfant dont il ne sait rien et faire son travail sans déranger les dealers qui ont la main mise sur tout le quartier. Quand le choix se résume au néant, il faut avancer malgré tout. Le réalisateur installe dès lors une vie entre intérieur et extérieur. Les fenêtres du logement donnant sur le spectacle navrant des bandes : « On se croirait au cinéma » constate Yallini devant cette activité nocturne peu rassurante. Chez eux, un semblant d’existence familial semble éclore, comme lors du repas pris en commun. A l’hostilité et à la dégradation du monde du dehors répond par contraste le rapprochement d’êtres réunis par les circonstances. La discussion entre Dheepan et sa femme sur l’humour confère par exemple une chaleur à un environnent froid. 


Les deux acteurs sont d’ailleurs à saluer pour leur performance troublante de sincérité. Antonythasan Jesuthasan propose un Dheepan ambivalent hanté par ses actions passées dont la trajectoire est proche de celle l’acteur lui-même, qui a participé au conflit sri-lankais avant de rejoindre la France au début des années 90. Kalieaswari Srinivasan est une épouse fictive au fort caractère qui, entrainée par Dheepan dans un endroit qu’elle n’a pas choisi, ne sera pas avare de reproches tout en se réjouissant d’une complicité naissante. La séquence du déjeuner sur l’herbe est une bouffée d’oxygène qui rompt avec l’atmosphère anxiogène de la cité où sans cesse les hommes parcourent les toits comme des corbeaux malveillants. Mais la façon dont s’interrompt cette parenthèse révèle la part sombre de Dheepan et son passé de soldat. Si Jacques Audiard fait du quartier un enfer urbain avec ses fouilles, ses halls occupés jonchés de détritus, sa soumission aux caïds et ses tensions ; c’est que ce terrain, isolé de la société tel un îlot à la dérive, a tout de la zone de guerre avec ses rondes et ses clans. L’acte de bravoure de Dheepan quand il trace la « No fire zone » donne le frisson. Lorsque vivre n’est plus possible, alors il s’agit de survivre et la reconquête devient celle d’un territoire comme d’une altérité féminine. Glissant crescendo vert le sombre, l’intense film de Jacques Audiard nous mène avec sensibilité et fracas à une scène mémorable dans des escaliers enfumés où un Dheepan investi affronte la décadence dans un ralenti qui est celui de la tragédie de la rémanence.

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com


29/08/15