mercredi 25 juillet 2012

► THE DARK KNIGHT RISES (2012)

Réalisé par Christopher Nolan; écrit par Christopher et Jonathan Nolan


...Le héraut du peuple

Alors que les rêves étaient ce qui faisait battre le cœur du dernier film de Christopher Nolan avec Inception, le cauchemar confère son rythme au dernier opus de la saga Batman, relancée en 2005 pour une trilogie impressionnante. Le chaos et la terreur atteignent leur paroxysme dans une Gotham ravagée par le Mal, incarné cette fois-ci par Bane, surhomme haineux contre lequel Batman mènera son dernier combat sous l’ère Nolan. Mais que la route sera tortueuse pour le héros déchu, lui qui aimait l’ombre, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Plus que jamais, il lui faudra tomber pour mieux se relever. Le dernier opus nous enferme ainsi dans un climat aussi étouffant qu’époustouflant.

Le premier film avait consacré un héros, le second l’avait vu se sacrifier, le dernier scande sa rédemption. La trilogie de Christopher Nolan forme un tout cohérent, une seule et même toile d’araignée dont tous les fils se rattachent à un centre, celui du questionnement inaugural : pourquoi tombe-t-on ? Pour mieux se relever. La phrase fut enseignée au jeune Bruce par son père lors de sa chute fondatrice dans le puits, et voilà qu’elle ressurgit depuis les tréfonds de l’enfer, dans ce gouffre où Bane a condamné ce qu’il reste de Batman. La phrase sentencieuse prend des aspects mystiques, elle nous rappelle  la parole Biblique du Livre des Proverbes « Car sept fois le juste tombe, et il se relève, Mais les méchants sont précipités dans le malheur. » (24 : 16). L’allusion est amplifiée par les actes puisque qu’il faudra littéralement à Batman renaître à la lumière pour incarner, de façon définitive, le sauveur de Gotham, redevenue la ville du pêché.

Car la croyance en l’icône de Harvey Dent, le procureur du second volet poussé au vice et à la folie par le Joker, maintient le peuple dans une harmonie relative puisqu’elle repose sur un mensonge. Batman s’étant accusé du meurtre de Dent pour préserver l’aura bienfaitrice du White Knight. Emacié et impotent, le justicier solitaire a laissé place aux ruines d’un homme ravagé par le tribut qui incombe à la paix. Même Alfred, le fidèle parmi les fidèles, quitte un manoir, certes reconstruit, mais qui n’abrite plus que les fantômes du passé, comme en témoignent ces draps blancs recouvrant le mobilier. L’arrivée de Bane provoque alors aussi bien la destruction que la reconstruction, celle d’un homme qui n’en n’a pas fini avec Batman. Le solitaire ne l’est plus tout à fait d’ailleurs, il se voit seconder par un nouvel adjuvant, le vaillant policer Blake tandis que la gracile et enjôleuse Catwoman rôde.

Ainsi, le mouvement ascensionnel du costume se hissant du sol résume celui du film : une remontée, une reconquête, celle d’un territoire (Gotham livrée aux pires des criminels) mais aussi, et surtout, celle d’une aura déchue. Quand la vérité sur Dent se fait jour, l’icône salvatrice se retrouve vacante et l’essence perdue de l’homme en noir redevient éclatante. Car là est toute la problématique que Christopher Nolan a instaurée au fil de ses trois films : le spirituel va de pair avec la quête de soi et le parcours de Bruce Wayne est celui d’un homme qui doute. De ses capacités tout d’abord, il lui faudra combattre sa peur grâce à son mentor Ra's Al Ghul puis faire face au douloureux échec en perdant l’être aimée avant d’imposer à  lui-même et aux yeux de tous la force de son symbole.

Autant d’épreuves initiatiques pour la libération définitive de la ville source de tous les maux (meurtre inaugural des parents) que pour sa propre libération. Cette recherche de soi-même à travers le questionnement des actes étaient déjà en germe dans son Memento (2000) avant d’atteindre son climax dans Inception (2010) avec une plongée au sens propre dans les rêves et les désirs les plus enfouis, au risque de s’y perdre.

Incarner ou laisser incarner le symbole, survivre ou vivre, être le message ou bien le transmettre, à l’heure des choix et de l’apocalypse, c’est de façon tonitruante que se conclut le dernier chapitre d’une aventure épique. L’impeccable musique d’Hans Zimmer prend aux tripes tandis que le souffle des explosions fait battre les tourments intérieurs. Et tandis qu’on statufie l’incarnation d’une nouvelle ère, dans les profondeurs, sous l’égide des habitants ailés, s’élève la relève…  


Romain Faisant, 25/07/12. Publié et mis en une sur le site de L'express.

 

mercredi 11 juillet 2012

► LA NUIT D'EN FACE (2012)

                        Écrit et réalisé par Raoul Ruiz, d'après les contes de Hernan del Solar



...Les seuils de l'ailleurs

Filmeur poétique des crépuscules de nombre de ses personnages, Raoul Ruiz à son tour a rejoint la nuit en nous laissant avec la lumière de cette ultime projection, sa dernière œuvre, forcément une émotion forte.  Après les aventures historiques fleuves des Mystères de Lisbonne (2010), l’ultime film de Raoul Ruiz revient à une figure qu’il affectionne, celle du vieillard qui contemple sa vie, qui la revit, la raconte et la dépasse. Son film est à la fois un contenant et un contenu tant, à travers la destinée qu’il narre, c’est son propre cinéma qu’il nous lègue dans un dernier geste cinématographique plein d’entrain et d’élan.

Comme si le cinéaste avait déjà pris son envol, ce sont des images aériennes de côtes qui ouvrent le film, à la terre succède ensuite la mer et son motif aquatique, récurent chez Raoul Ruiz (voir l’ouverture du Temps retrouvé (1998) par exemple), témoignage du caractère baroque de son œuvre. Le jeu des références internes sera constant et place finalement le spectateur dans une position similaire à celle du personnage du vieux Don Celso (Sergio Hernandez, malicieux alter égo d’un cinéaste en partance). Ce dernier est mis à la retraite, c’est la fin qui s’annonce et qui engendre alors un voyage entre passé et présent, entre vie et mort, comme le fait le spectateur qui navigue entre les différentes allusions aux films de celui qui lui livre la dernière pièce d’une grande fresque baroquisante.

Ainsi, il n’est pas innocent que tout commence par un cours de Jean Giono sur la traduction d’un poème face à des élèves aux yeux fermés pour mieux intérioriser la beauté du texte. Poète d’images, Raoul Ruiz met ici en exergue une figure littéraire apprécié, qu’il a d’ailleurs déjà adapté (Les âmes fortes, 2001) et avec qui il partage la puissance de l’imaginaire et le goût des paysages. L’écrivain (qui s’est également mué en cinéaste) devient l’interlocuteur de celui qui est à la fois le narrateur de son enfance et le protagoniste d’un présent hanté par la mort approchante.  C’est un ballet de personnages, excentriques, étranges ou moribonds qui va défiler devant nous, autant de « billes du Temps », ces sphères métaphoriques dont discutent les deux compères.

Les fantasmagories de Don Celso nous amènent ainsi à croiser un Beethoven qui découvre la magie du cinématographe et qui s’émeut de la réalité de la chose projetée comme en leur temps les premiers spectateurs du fameux L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat des frères Lumières (1896).  Devant des effets de transparences surannées et volontairement artificiels, c’est un Long John Silver tout droit sorti de de L’île au trésor (dont Raoul Ruiz a réalisé une adaptation libre en 1985) qui vient dialoguer avec un Don Celso enfant. Ce duo de l’ancien et du jeune, figure bicéphale d’un même être en partance vers cet ailleurs, était aussi celle présente dans Le Temps retrouvé (1998).

D’une façon prémonitoire, l’inéluctable décompte du temps sert de matrice à ce dernier film, et, fidèle à son humour surréaliste, Raoul Ruiz en fait ici un running gag via la sonnerie du réveil de Don Celso. La théâtralité de certaines scènes est commune avec ses autres films (comment oublier ces surprenants glissements de meubles ou ces personnages qui coulissent latéralement dans le décor telles des marionnettes), telle la séquence dans la pension avec son décor et ses deux portes en profondeur de champ qui, avec ses entrées et ses sorties du plateau, évoque le vaudeville et donc le rire. Au seuil de différents genres, ce dernier film dialogue certes avec ses propres souvenirs mais aussi avec ceux de ses aînés.

Comme ce mot qui traverse le film, Rododendro, surnom  donné en espagnol au jeune Don Celso par sa grand-mère. On songe inévitablement au Rosebud de Citizen Kane (Orson Welles, 1941) (d’autant plus que Rhododendron signifie « arbre à roses »), mosaïque d’une vie et art poétique du 7ème art. La boule à neige revient également sous la forme de bateaux en bouteilles (maquette de voilier qu’on apercevait d’ailleurs dans les mains d’un enfant dans Comédie de l’innocence, 2001). Le mythique mot du film de Welles contenait en lui la désignation de l’enfance associé à la perte (Les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus écrit Proust), le mot du personnage de Raoul Ruiz contient aussi cette mélancolie mais elle est vécue de façon optimiste et souriante. Le surréalisme est ainsi de mise lors de la déambulation des morts qui conservent leurs stigmates, nous rappelant l’homme ayant un marteau dans le crâne et qui continue de discourir dans Trois vies et une seule mort (1995).

Le passage vers cette nuit d’ailleurs se fait d’une habile et graphique façon puisque Don Celso, sur le chemin de sa mort, se retrouve dans le canon de l’arme qu’il a utilisé et où défilent des personnages, rémanences des précédentes victimes, allégorie visuelle de l’iris cinématographique.  Mais le cordon avec la vie ne se coupe jamais vraiment chez Raoul Ruiz et vivants et morts cohabitent (voir La maison Nucingen, 2008) autour de seuils perméables. Et le crépuscule est ici joyeux, tout se termine en chanson et les morts assistent au spectacle de la vie comme nous assistons au spectacle des images, on célèbre l’existence, on rend hommage à ceux partis en face et qui comptent désormais parmi eux, leur illustre créateur.

« De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours. »

Verlaine, L’Art poétique in Jadis et Naguère (1884)


Romain Faisant, 11/07/12

mercredi 4 juillet 2012

► HOLY MOTORS (2012)

Écrit et réalisé par Leos Carax


...Les rendez-vous de l’incarnation

Cinéaste rare, Leos Carax nous avait proposé son dernier long-métrage il y a 13 ans déjà (Pola X, 1999) et son retour se fait précisément autour de la temporalité et de ce Temps qui s’enfuit pour n’être plus que nostalgie. Et ce temps que nous invite à partager le réalisateur, c’est celui du cinéma et de ceux qui l’incarnent, les acteurs. A travers une étrange et fascinante expérience, un voyage d’un jour et d’une nuit, le film, qui a remporté le Prix de la Jeunesse au dernier festival de Cannes, se met en scène et entrecroise les regards des actants et des regardants dans une déclaration passionnée aux histoires filmées.

Le dispositif fil rouge est celui d’une limousine blanche qui parcourt les rues avec à son bord un homme qui en est plusieurs, successivement. On l’amène à des rendez-vous durant lesquels il va devoir se donner, entièrement, à son art, celui de l’incarnation. Cette locomotion narrative qui voit un personnage solitaire conduit d’étapes en étapes à la rencontre d’autrui n’est pas sans nous rappeler le récent Cosmopolis (Cronenberg, 2012) et sa limo errant dans les rues. Les deux personnages, qu’on dirige, littéralement, ne sont pas si éloignés : quête de soi et quête de sens leur feront quitter la route.

Si le film se focalise sur un acteur, ce sont en réalité onze individus qui en émergent. On retrouve là le principe d’un acteur pour plusieurs personnages au sein du même récit (voir Drame dans un miroir de Fleisher en 1960 ou encore le Smoking/No smoking de Resnais en 1993). Monsieur Oscar (Denis Lavant, puissant et bluffant) est chargé de jouer des personnages, c’est son métier et sa limousine est sa loge où s’entassent malles et costumes. Un miroir à maquillage, cerclé de ses fameuses ampoules lui renvoie une image qui n’est jamais la même. Car Monsieur Oscar (jamais nous ne saurons son prénom) est toujours un autre : du matin au soir, il enchaîne des rendez-vous qui sont autant de scénarios qu’il va devoir jouer. Mais pour qui au juste ? La mise en abyme inaugurale nous aiguille : dans une parfaite symétrie spéculaire, nous nous retrouvons, les spectateurs, face à notre propre image sur la toile de cinéma. Contrairement à l’héroïne de La rose pourpre du Caire (Allen, 1985), nous ne franchirons pas l’espace filmique, mais c’est quand même bien dans un certain envers que nous pénétrons à la lueur du projecteur. Celui de l’incarnation.

Notre regard, à la fois omniscient et géniteur (le film n’existe que s’il est vu) accompagne l’acteur sur ses scènes comme dans sa loge mouvante car comme lui, toujours en action, toujours ailleurs et n’offrant pas de répit pour qu’il puisse, enfin, ne plus être tous ceux qu’il n’est pas. La fatigue et la lassitude semble poindre, forçant même le Grand Ordonnateur, avatar du cinéaste figuré par un monstre sacré : Michel Piccoli, à s’enquérir de la motivation de l’acteur. Nous sommes bien d’une certaine façon au cœur d’un métafilm, même si ses apparats techniques ne sont jamais montrés. Les saynètes, toutes différentes, s’enchaînent, les performances actorielles se surpassent entre elles, les genres défilent, du drame au surréalisme, la palette filmique conserve son unité par celui qui incarne aussi bien un repoussant Satyre qu’une mendiante décrépie.

Peaux, ongles, perruques, les artifices composent et recomposent un corps évolutif, le paroxysme inversé étant atteint lors du rendez-vous de la motion capture. Le corps de Monsieur Oscar n’est plus que points luminescents (les capteurs de mouvement) qui deviennent sur un autre écran le corps d’une créature numérique : l’effacement du sujet est total, seuls subsistent la trace des mouvements. Or, à l’image de son miroir de maquillage traditionnel, Monsieur Oscar vit lui pour l’incarnation physique, il joue avec l’humain pour l’humain.

Ainsi, la porte en trompe l’œil ouverte au début nous évoque celle du Truman Show (Weir, 1998) et son passage de l’autre côté du décor ; ici, l’acteur découvre la salle de cinéma et ses spectateurs. Au travers de l’acteur, c’est donc le cinéma, art en perpétuel mutation, mais aussi sa réception que l’on interroge. Le minutage serré de la narration fait écho à la course d’un monde qui multiplie les incarnations, n’est-ce pas alors l’âme qui s’égare dans les dédales des films. Ce temps insaisissable, notre acteur va le prendre, l’instant de répit impossible arrive quand la machine s’enraye (accrochage avec la limousine, arrêt symbolique de la locomotion infernale). Dans les ruines de leur passé, lui et une consœur au chant mélancolique évoqueront ainsi leur nostalgie. Les mannequins démembrés qui jonchent le sol sont les symptômes de cette mémoire fragilisée du corps incarné.

C’est toute la question de l’Amour qui s’impose alors, celui du cinéma et des acteurs, du pourquoi on fait les choses et pourquoi on continue. Le temps de la désincarnation est là, la menace de la machine au cœur d’acier rôde (Où les limousines sont-elles garées la nuit ? se demandait le personnage en quête de ressenti dans Cosmopolis, voilà peut-être la réponse : enfermées au parking, elles se meuvent ici en Sages et mettent en garde, non sans humour), alors, l’instant d’un défilement vivant, les images de chairs sont bien ce que nous avons de plus cher.   


Romain Faisant, 4/07/12. Publié et mis en une sur le site de L'express.