vendredi 29 mars 2013

► MYSTERY (2013)

Réalisé par Lou Ye ; écrit par Mei Feng, Yu Fan et Lou Ye.


... In Memoriam

Le réalisateur chinois Lou Ye nous revient avec un film dans la continuité de ses précédents. Il poursuit en effet son exploration du sinueux chemin des sentiments mais en empruntant cette-fois les codes du thriller. Et c’est une nouvelle réussite qui tient en haleine le spectateur comme les personnages tant l’histoire est évolutive. Comme à son habitude, le réalisateur s’émancipe d’une trame au sujet commun (l’adultère) pour se mettre à explorer les réactions humaines de personnages pris dans quelque chose qui les dépasse. Il retrouve d’ailleurs Hao Lei, l’actrice principale de son effervescent  Une jeunesse chinoise (2006), qui interprète Lu Jie, une femme en désarroi. Son couple se trouve au cœur d’une tourmente et, au-delà, ce sont les vies de nombreuses autres personnes qui se trouvent bouleversées par la découverte de l’infidélité inaugurale. Car le film est un surprenant puzzle aux multiples ramifications où chacun lute pour son propre désir. 


La brutalité et la soudaineté de la séquence d’ouverture (l’accident de voiture) est fondatrice à plusieurs niveaux. Elle est à la fois cette scène primitive où meurt une jeune femme qui erre sur la route et dont nous n’aurons la clé originelle que bien plus tard. Et également une instauration de la tonalité à venir ou comment, en un instant, des existences entières basculent violemment dans l’inattendu. Nerveuse, fiévreuse, la réalisation de Lou Ye scrute les visages des personnages pour y saisir l’émotion de l’instant, le temps du basculement.  Le film installe les images du bonheur entre les deux mères de famille qui se rencontrent, l’agréable vie de couple de Lu Jie et de son mari pour mieux en révéler l’envers.


La tromperie, comme dans Nuit d’ivresse printanière (2009), du même réalisateur, est d’abord conjugale avant que chaque pièce du puzzle nous fasse prendre conscience d’un plus vaste mensonge et que se pose l’inextricable question : qui manipule qui ? Dans un monde qui s’écroule, les personnages auront tous des réactions différentes sans que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Tous ont cependant un point commun : ils font partie d’un couple. Qu’il s’agisse du mari avec l’une ou l’autre de ses femmes mais aussi le couple d’enquêteurs que forme l’inspecteur avec son ami, périphérique mais essentiel. Les conflits ricochent ainsi d’un couple sur l’autre, entre volonté de préservation, destruction et révélation. Lou Ye orchestre avec le talent qu’on lui connait ce ballet dramatique qui glisse vers le tragique sans en avoir l’air.


Les cœurs s’ébattent et se battent et l’énigme trouve son acmé dans le retour à la scène primitive de l’accident et pourtant, si l’on sait alors comment, sait-ton vraiment qui est mort au bout de la chaîne des tromperies ? Cette jeune étudiante  qui n’est plus après avoir été la cause puis l’objet de la rage. Pièce sacrifiée dans un échiquier passionnel où seule compte la bataille du présent, ne suffit-il pas au mari d’un simple clic sur l’ordinateur pour « supprimer le contact » ? D’ailleurs, lors de la relation entre l’étudiante et le mari à l’hôtel, la mise en scène joue avec le flou, au sens propre, signifiant par là le statut d’entre deux, entre présence et absence, de la jeune femme. S’il n’y avait pas eu l’ami de l’inspecteur, l’affaire aurait été classée encore plus rapidement. Mais voilà, lui a connu cette victime dont on ne découvrira pas l’histoire. A l’instar du cadavre de l’écolière de Poetry (Lee Chang-Dong, 2010) dont on ne saura presque rien et qui est aussi un élément déclencheur. Dans Mystery, en  souvenir de la morte, l’ami agit. Pour leur avenir, les autres l’oublient. Trois ralentis significatifs lui sont pourtant consacrés, comme pour étirer cette présence fantomatique. Et si c’était elle, le vrai mystère. 

23/03/13

mardi 26 mars 2013

► LA RELIGIEUSE (2013)

Réalisé par Guillaume Nicloux ; écrit par Jérôme Beaujour et Guillaume Nicloux, d'après l’œuvre de Denis Diderot.


...Les infortunes de Suzanne


Guillaume Nicloux est de ces cinéastes hétéroclites qui n’hésitent pas à s’intéresser à différents genres. Ainsi, son adaptation de l’œuvre de Diderot vient-elle après des drames, un thriller ésotérique, une comédie débridée et des polars profondément sombres. Il expérimente des chemins et des histoires qui conservent néanmoins cette tonalité qui lui est propre, celle d’une certaine noirceur. Cette tendance à l’obscurité trouve un écho dans ce récit se passant au XVIIIème siècle, celui d’une descente en religion, de la captivité d’une innocente aux prises avec ce qu’on lui impose : se terrer au couvent. Car tel est le destin qu’on choisit à la jeune Suzanne Simonin (Pauline Etienne dans une prestation à remarquer). Elle est un poids dont il faut se débarrasser, ses sœurs aînées sont mariées, l’héritage leur échoira. Pire : Suzanne n’est pas la fille de son père et est assimilée à « une faute » par sa mère qu’elle compte expier en l’envoyant au couvent. Suzanne est cette fausse note qu’elle-même décrit comme un basculement lorsqu’elle joue du clavecin au début. On le voit, Suzanne est réduite à un état de passivité et de soumission, comme lorsqu’elle s’épanche sur les genoux de sa mère qui joue de la fibre sentimentale pour la faire retourner au couvent.


D’ailleurs le générique sur fond noir a des accents d’affliction. L’orgue funeste qui s’y fait entendre donne le ton : il lui faudra faire le deuil de sa vie. Jacques Rivette avait déjà mis en scène cet enfermement à travers son Suzanne Simonin (1966) avec l’inoubliable Anna Karina. La cérémonie de profession des vœux était filmée derrière les grilles séparant l’autel des visiteurs, signifiant ainsi le côté carcéral de la scène. Guillaume Nicloux reste dans le même esprit mais file la tonalité mortuaire du générique. En effet, allongé au sol lors de la prosternation, Suzanne est recouverte du drap cérémonial aux allures de linceul pour celle qui, face contre terre, ferme les yeux en signe d’abandon à une vie qui ne lui appartient plus. Elle avance vers le prêtre comme on va à l’échafaud. La rigueur et l’austérité sont rythmées par le claquement sec de l’instrument que fait résonner une sœur pour signifier les phases de la procession. Et Suzanne ose gripper la machine implacable en étant tout simplement honnête. Son refus, temporaire, de prononcer ses vœux est clair et sobre. Cette sobriété sera aussi celle du film, moins exacerbé que celui de Rivette. 


Dans La Novice (Alberto Lattuada, 1960) les paroles sentencieuses du prêtre lors des vœux était une véritable mise en garde, craignant que certaines n’aient pas « mesurer toute la gravité » de leur engagement, Suzanne, elle, l’apprend à ses dépens. La scène de la tonte des cheveux, qui rappelle celle présente dans The Magdalene Sisters (Peter Mullan, 2002), termine de couper l’ancienne novice du monde auquel elle a appartenu. Un seul plan sur ses mains qui touchent les restes de sa chevelure exprime ce douloureux passage. La rencontre avec la sœur hystérique, car dérangée, est annonciatrice de sa propre crise de nerfs à venir. « La vie religieuse pour moi, c’est la mort » disait Rita dans La Novice, elle aussi au couvent pour de mauvaises raisons. Et c’est bien ce que devient Suzanne, une morte-vivante qui en oublie avoir prononcé ses vœux tant cela se résume à une épreuve. Allongée dans un lit à l’infirmerie, elle est perdue, dans les deux sens du terme. La scène nous renvoie à la Suzanne de Rivette, où, amorphe dans son lit, elle déclarait résignée : « J’obéis à mon sort »


Et ce sort s’acharne puisqu’elle devient l’objet de toutes les remontrances et de toutes les pénitences. « Le plus urgent, c’est la règle » se voyait objecter Sœur Anne-Marie dans Les Anges du péché (Robert Bresson, 1943). Cette règle que Suzanne met précisément  ici à mal en brulant son silice par exemple. L’intolérable dureté de la Sœur Christine (Louise Bourgoin qui met son doux visage au service de la perversité) va paradoxalement redonner une rage de vivre à celle qui est bafouée et humiliée au quotidien. La mise à nue au sens propre marque cette transition vers une situation qui va de Charybde en Scylla. Au blanc de l’habit monacal succède la tunique de jute dont on l’affuble, à sa cellule avec fenêtre succède le cachot et son soupirail. L’assimilation a un univers carcéral atteint son paroxysme. Elle touche littéralement le fond, on la déshumanise, on lui crache dessus et on en revient à la métaphore funèbre puisque Sœur Christine ordonne aux autres de marcher sur celle qui « n’est qu’un cadavre » dans une scène commune aux deux adaptations. Suzanne est redevenue cette intruse dont on ne veut plus, ce qu’elle était déjà à l’extérieur. Sans cesse s’oppose cette dépendance et la volonté farouche d’indépendance de celle qui refuse à présent son sort. Sous surveillance dans le huis clos du couvent, « C’est le seul miroir qui soit de mise ici, la vue d’une autre sœur » entendait-on dans Les Anges du péché, c’est en secret qu’elle fait passer ses écrits à un avocat, de la même manière qu’on communiquait entre deux pliages de draps chez les Magdalene Sisters.


Son transfert est synonyme de semi-victoire mais son nouveau couvent va lui aussi pécher dans l’excès. Non pas de haine mais d’amour. Suzanne n’aura ainsi été confrontée qu’aux extrêmes. Il n’y a qu’un couvent entre la Suzanne brimée et celle qui est désirée. Ce sont les assauts saphiques de la Mère Supérieur (Isabelle Huppert) dont elle va être à présent la victime. La séduction va se faire crescendo.  Chez Rivette, le ton était donné d’emblée avec des Sœurs en robes à froufrous. De façon moins voyante ici, les tenues évoluent néanmoins en se parant d’un rouge passion qui n’est pas innocent. En effet, à l’instar du couvent bien particulier de Dans les ténèbres (Almodovar, 1983), celui de Saint-Eutrope, à travers sa Mère Supérieur, a de biens curieuses mœurs. De caresses tendancieuses sur la coiffe de Suzanne à des discussions équivoques au coin du feu, la Mère ne ménage pas ses efforts pour séduire une Suzanne mal à l’aise. Deux plans successifs dans la chambre de Suzanne mettent en exergue cet état de fait. L’un montre les douceurs sucrées offertes par la Mère, l’autre le coin de prière. La tentation et la dévotion cohabitent et se heurtent. A cela s’ajoute la jalousie de la favorite. Un chef d’œuvre comme Le Narcisse Noir (Powell et Pressburger, 1947) montre bien ce que l’irruption du sentiment amoureux au sein d’une communauté religieuse  peut provoquer comme drames. 


Guillaume Nicloux pointera très bien le point de non-retour de cette relation univoque à travers un plan serré sur Suzanne et la Mère qui a surgi en pleine nuit pour obtenir, sous couvert de tendresse, la reddition de sa victime. A la lueur de la bougie, à l’étroitesse du cadre et à l’unicité du plan répondent l’étouffement et la peur de Suzanne ainsi que la folie amoureuse de la Mère. Sauvée in extrémis, Suzanne est-elle sauve pour autant ? L’œuvre de Diderot se gardait bien de conclure sur l’avenir de la jeune femme. Rivette en avait une vision pessimiste et tragique, Guillaume Nicloux, malgré la noirceur, laisse parfois poindre une once d’espoir. Alors, enfin à l’extérieur, face à un paysage loin de ses entraves, les paroles de Suzanne pourraient être les dernières de Cette femme-là (Nicloux, 2003): « Je vais me mettre à vivre »

20/03/13

vendredi 15 mars 2013

► CAMILLE CLAUDEL 1915 (2013)

Écrit et réalisé par Bruno Dumont


...L'horizon d'un visage

Le cinéma de Bruno Dumont était fait pour rencontrer la figure de Camille Claudel. Lui qui a l’habitude de filmer des personnages qui sont toujours perchés sur une frontière, entre la raison et la déraison, entre l’apaisement et l’excessif, entre la passion et la tension. Immergés au sein d’un quotidien souvent âpre, ses personnages voyagent de façon chaotique dans leur propre vie et les visages sont souvent des paysages qui patientent. C’est celui de Juliette Binoche que Bruno Dumont saisit ici. Si la précision calendaire du titre permet la distinction avec son illustre prédécesseur, le Camille Claudel (1988) de Nuytten, il en pointe aussi sa propre spécificité : il va traiter de l’internement de l’artiste statuaire à l’asile de Montdevergues tenu par les religieuses. Le film de Bruno Dumont prend ainsi la suite du précédent dans la chronologie. En effet, ce dernier s’achevait au moment même où Camille était emmenée de force vers l’asile. Vingt-cinq ans après ce film, nous découvrons donc l’après, le moins connu, l’artiste n’est plus, reste une femme privée de liberté, une femme en attente.


Ainsi, le premier plan nous montre Camille de dos. L’intention est forte car on la sait définitive, elle n’avance plus vers la vie de face, on la contrainte à tourner le dos, dans les deux sens du terme, à son passé d’artiste. La liaison se fait également avec la toute fin du film de Nuytten où Isabelle Adjani, couchée dans le véhicule qui l’emmène, se retourne et disparaît dans l’ombre. Cette simple image du dos de Juliette Binoche clos tout espoir de marche en avant. De la même façon, la première scène du bain, outre le fait d’inscrire cela dans un quotidien que Bruno Dumont affectionne dépeindre, présente Camille littéralement à nue. Les sœurs lui font remarquer sa saleté, on la dépouille comme on la dépossède de son identité. Mais Camille a encore de l’espérance, en particulier envers son frère dont elle était très proche, ce que montrait très bien le film de Nuytten. Son visage s’irradie quand on lui annonce sa visite. Cette venue est différée pour créer une acmé scénaristique et mettre en perspective l’entrevue à venir avec ce que vit au quotidien Camille.


Cet environnement est donc celui de l’univers psychiatrique (souvent traité au cinéma avec des monuments tels que Vol au-dessus d’un nid de coucous (Milos Forman, 1975) ou le Shock Corridor de Samuel Fuller, 1963) dans lequel Bruno Dumont s’était d’ailleurs déjà brièvement introduit lors d’une séquence de L’Humanité (1999) pendant la visite de Pharaon au pavillon des internés. Le cinéaste posait déjà un regard à la fois triste et bienveillant sur ces personnes à la mentalité défaillante. De véritables patients jouent ici les camarades d’enfermement de Camille, autant de visages marqués, d’attitudes particulières dont cette dernière se sent éloigner. Elle veut marquer une distanciation (en prenant ses repas dehors quand le bruit des autres l’importune ou en mangeant seule à une table) et, à bout, n’hésite pas également à parler des « créatures » qui l’entourent et qui l’étouffent. Lorsqu’on lui confie la garde d’une patiente (scène sur le banc au jardin), un panoramique relie son visage à celui de cette femme qui porte les stigmates de sa maladie au contraire de Camille dont les tourments sont plus intériorisés. Ce mouvement de la caméra traduit cette crainte de Camille d’être considérée définitivement comme atteinte mentalement, ce qu’elle récuse. Les patients de l’institut lui renvoient ainsi sans cesse un état de peur et de rejet (elle repoussera violemment cette même patiente qui tentait de lui témoigner de l’affection). 


Elle s’ouvre parfois un peu aux autres et s’en occupe, brièvement, quand on le lui demande, les accompagne en promenade aussi. Il lui arrive même qu’ils la fassent rire, comme lors de l’amusante répétition du Dom Juan par des patients. Mais les tourments guettent et en l’espace d’un instant son expression bascule dans la douleur. Le passage en question traitant d’amour et d’infidélité, cela la renvoie brutalement à sa passion destructrice pour Rodin. La déchéance était admirablement montrée dans le film de Nuytten et le visage d’Adjani avait accusé cette chute. L’artiste devenue misérable n’étant plus qu’une forme informe dans son atelier devenu un taudis. De la même façon, Juliette Binoche n’hésite pas à apparaître sans maquillage, les traits tirés et les yeux cernés. La géhenne est sur son visage. Bruno Dumont, comme Bergman, aime filmer les faciès, on se souvient de ceux, marquants, de David Dewaele (Hors Satan, 2011) ou des « gueules » de La vie de Jésus (1997). Deux grandes tirades de Camille mettent particulièrement en valeur, d’une part l’interprétation sensible de Juliette Binoche, d’autre part le travail de Bruno Dumont sur cette palette de chair et d’expressions.  La première se joue face au médecin, en plan fixe, avec cette frontalité récurrente dans le cinéma de Bruno Dumont, Camille plaide sa cause. Et au-delà du délire de persécution manifeste, c’est une détresse terrible que disent les mots et qu’affirme le visage. La seconde évolue sur la forme et accompagne stylistiquement l’importance du moment puisqu’il s’agit de l’entrevue avec le frère tant attendu. Un lent zoom avant suit le crescendo des paroles de Camille pour terminer en très gros plan sur un visage en faille. C’est sobre et dépouillé mais marquant et émouvant, à l’image du film.


Imprégné par la religion catholique comme l’était Hadewijch (2009) et sa protagoniste en quête de sens, le film lui confère vraiment une importance à travers le personnage de Paul Claudel, fervent catholique et adepte des textes saints. Bruno Dumont a choisi de consacrer une partie bien distincte du film au personnage (son trajet vers l’asile). Il faut dire que le scénario s’inspire librement des échanges épistolaires entre le frère et la sœur. Les pensées spirituelles de Paul rythment ainsi ce bref portrait d’un homme qui a toujours eu à cœur de s’inquiéter pour sa sœur (c’est résigné qu’il accorde l’internement dans le film de Nuytten). Il la visitera d’ailleurs jusqu’à la fin sans assister toutefois à son enterrement.  On sent une dichotomie entre une Camille implorante et un Paul austère qui répond « psaumes » quand elle veut entendre « liberté ». Camille est un mystère pour lui, un texte dont il n’arrive pas à faire l’exégèse, au contraire des textes religieux.


On le constate donc amèrement, à l’instar d’une Séraphine  (Martin Provost, 2008) disant que « la peinture, c’est passé dans la nuit », la terre ne salira plus les mains d’artiste de Camille Claudel. Une brève séquence, tout en tromperie par son cadrage et son rayon de soleil, tente de ranimer le désir créateur. Camille se saisit en effet dans le jardin d’une petite motte de terre molle et, l’espace d’un instant, semble prête à lui donner forme. Las. Elle la rejette au loin. Ce loin de l’horizon que contemplent tous les personnages des films de Bruno Dumont à travers la récurrence stylistique du raccord regard. Ils ont tous ce besoin d’échappée, de recourt à l’ailleurs, inconnu mais fascinant. Ces yeux perdus sont également ceux de Camille, assise sur son banc, qui contemple son horizon, celui d’un arbre sans feuille, dépouillé, comme elle. Et lorsque que Camille s’abandonne à un sourire, c’est celui d’un triste espoir qu’elle veut croire mais qui jamais ne se donnera à voir. 

13/03/13
 

vendredi 8 mars 2013

► A LA MERVEILLE (2013)

Écrit et réalisé par Terrence Malick


...Les sens de l'existence

Le cinéma de Terrence Malick a cela de fascinant que sous une constance formelle et sa récurrence de motifs associés, le voyage, physique et intérieur, que font les personnages, conserve ce caractère enivrant, troublant, unique. Le cinéaste au style bien spécifique, inauguré dès son premier film (La Ballade sauvage, 1973), a toujours excellé dans l’art de marier l’homme et la nature, ses personnages n’évoluent pas dans leur environnement, ils évoluent avec lui.  Cinéaste du détail et de l’intime, du vivant au sens large, Terrence Malick nous revient de façon très inhabituelle, deux ans à peine après The Tree of Life (2011). En effet, il nous avait habitués à prendre son temps, et nous patientions bien volontiers. Quarante ans de carrière et six films. Mais cette proximité avec sa précédente œuvre n’est pas seulement temporelle. A la merveille est dans cette continuité narrative faite d’instants, d’étapes, d’ellipses et de fragments mémoriels. 


Le film, comme son prédécesseur, construit plus que jamais son récit au travers cette mosaïque d’émotions et de sensations qui caractérise l’ensemble de son œuvre. La parole s’efface de plus en plus au profit du ressenti du moment, de l’expression d’un visage, d’une caresse. L’Amour est toujours au centre de ses préoccupations, ce sentiment si simple et si compliqué, si merveilleux et si destructeur. Le cinéaste n’a de cesse de le questionner depuis ses débuts à travers les voix off de ses personnages tour à tour tournés vers eux-mêmes, la nature, Dieu. Et ces pensées sont cette fois-ci celles d’un couple qui se délite (Neil, Ben Affleck et Marina, Olga Kurylenko) ainsi que celles d’un prêtre (Javier Barden). Tous questionnent l’âme et le cœur, tous sont en proie au doute. 


L’histoire en elle-même reste ordinaire au sens où la force vient de la façon dont elle va nous être racontée ou plutôt montrée afin d’en faire quelque chose d’extra-ordinaire qui, comme chacun des films précédents, tend vers le spirituel pour devenir une branche d’un arbre filmique dont le tronc est commun à toutes les autres réalisations de Terrence Malick. On ne peut en effet isoler A la merveille du reste de sa filmographie tant le jeu de miroir est puissant. C’est ainsi à notre propre mémoire qu’il fait également appel, comme les personnages qui oscillent entre présent et passé, à l’instar de l’image récurrente de la femme à la balançoire que l’on retrouve ici mais aussi dans The Tree of Life ou encore La Ligne rouge (1998). Les films de Terrence Malick sont comme un terreau où éclosent de nouvelles pousses aux racines communes. 


Ainsi, le procédé de la voix off qui nous immisce dans l’intimité d’une âme s’inaugurait dès le début de La Ballade sauvage. L’alternance de scènes de vie fugitives et de plans de la nature, faune et flore, est semée sur chaque œuvre. Les bisons du film présent se trouvent déjà  dans Les Moissons du ciel (1978). Le ballet des oiseaux, l’astre lunaire et solaire, les champs dorés, l’eau qui coule, le ciel et ses nuages…Il ne s’agit pas ici de faire une liste superficielle, qui couvre d’ailleurs les quatre Eléments, mais de montrer cette constance de motifs qui ne doivent pas être pris de façon isolée mais à l’aune d’un Tout qui est à la fois réceptacle (les gestes de gratitude et de bonheur envers la Nature de Pocahontas dans Le Nouveau monde (2005) ont des ascendances avec ceux de Marina ici), obstacle (cette pollution souterraine à laquelle s’intéresse Neil, ces collines verdoyantes devenues tombeau des soldats de La Ligne rouge) et miracle quel qu’en soi le sens qu’on lui donne  (la main du prêtre sur les vitraux baignés de soleil, cette goutte d’eau sur le bourgeon que boit Marina et qui perlait déjà sur les blés des Moissons du ciel).



Le réalisateur nous retransmet ainsi ce rapport particulier, car total, de ses personnages au monde du sensible. Et cette approche passe également par un aspect fondamental du cinéma de Terrence Malick qui est cet attrait du toucher. Le tactile fonde le rapport à l’autre et exprime tellement plus qu’un mot. Le plan d’une main sur une épaule est tout aussi essentiel que récurent. Il est ce geste, à la fois simple et bouleversant, qui pardonne ou qui demande pardon (les deux frères dans The Tree of life) tout comme il est affection et passion. Neil et Marina sont souvent montrés dans ces échanges qui en deviennent sensuels où, peau à peau, on tente d’appréhender l’autre comme on découvre une nouvelle terre (Le Nouveau monde est éloquent à ce propos). Mais la sérénité des choses est souvent remise en question (la maison du couple et ses pièces vides traduisent cette difficulté d’installation pérenne), car la vie, comme la nature, peut être cruelle (les disputes de Neil et Marina, les errances du prête chez les miséreux). Et cet état de fait est comme toujours chez le cinéaste baigné par une atmosphère sonore qui là aussi joue de l’alternance entre les sons de la faune et la flore (oiseaux, vent, rivière) et de la musique classique, souvent céleste. Cela confère à l’ensemble sa tonalité unique, un lyrisme toujours entre orage et éclaircies.  
  

Le vent de la vie souffle sur les échos des jours des personnages comme sur les saisons qui passent. La nature a ses cycles, comme les humains ont leurs étapes. Ainsi, les doutes se confirment ou s’infirment pour nos protagonistes, qui, d’une façon ou d’une autre reprendront la route. Car, à l’instar de ce soleil dont les rayons dardent sans cesse les feuillages sous lesquels ils déambulent, tout continue, tout avance malgré tout, tout resplendira, ici ou là-bas. On comprend mieux alors pourquoi cela commence dans un train qui file à travers le paysage et pourquoi, à la toute fin du générique, le son off de ce même train revient. Il est tout aussi souvenir qu’avenir. « Je pleure mes ennuis/ Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante/ Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante » (Du Bellay, Les Regrets, 1558).

6 /03/12

Publié et sélectionné par Le Plus du Nouvelobs.com