Écrit et réalisé par Jeff Nichols
... Le jour du prodige
Le retour du réalisateur
américain Jeff Nichols derrière la caméra va surprendre ! Découvert en
2007 avec Shortgun stories, il
s’impose très vite comme un cinéaste talentueux qui se voit consacrer dès son
deuxième film, Take Shelter, en
obtenant le Prix de la Semaine de la critique (Cannes 2011). Le Festival croit,
à raison, en la qualité de son cinéma, et lui offre une place dans sa sélection
officielle en 2012 pour le très réussi Mud :
Sur les rives du Mississipi où plane l’esprit de Mark Twain. Au regard de
cette filmographie, Midnight special (qui
a été en compétition à la Berlinale en Février) apparaît comme une nouvelle expérience
pour un Jeff Nichols qui a toujours ancré ses histoires dans le concret :
du conflit familial entre frères au récit initiatique en passant par un
quotidien bouleversé par la paranoïa, ses sujets révélaient un intérêt pour la
comédie dramatique. Son nouveau film se démarque par une orientation
inédite : le fantastique. Et c’est une séduisante surprise ! Il n’est
jamais évident pour un réalisateur de changer de registre tout en conservant sa
patte, Jeff Nichols s’y emploie et transforme l’essai en dosant l’émergence
d’un surnaturel qui lui permet d’aborder différemment le lien humain. Un enfant
se retrouve en effet au cœur d’une attention fébrile suite à son
kidnapping. Alton est en réalité en compagnie de son père, Roy et d’un ami à
celui-ci, Lucas : le trio semble au contraire protéger l’enfant contre une
secte prête à tout pour le récupérer. Car le temps est compté : dans
quatre jours doit se produire un événement dont on ignore la teneur mais qui
devrait bouleverser le monde et Alton en serait l’élément clé. Le jeune garçon
s’avère unique : il possède des capacités hors du commun dont la
manifestation la plus spectaculaire réside en un spectre lumineux qui surgit de
ses yeux. Cet être exceptionnel a pourtant la fragilité d’un enfant et c’est
tout le paradoxe. Traqués de toutes parts, le trio, rejoint par Sarah (Kirsten
Dunst), la mère du prodige, se lance dans une course pleine de doutes et
d’embûches avec pour dénominateur commun l’inconnu. Midnight special est un film mystérieux et trépidant qui traite de
façon originale la question de la perception du monde et des autres.
Avec Take Shelter, Jeff Nichols avait déjà démontré sa capacité à
instaurer un climat progressivement anxiogène, conduisant le quotidien à sa
destruction lente. Le mal larvé qui poussait le père de famille à la déraison
laisse place ici à l’immédiateté du dérèglement, d’où un début in medias res et
un film qui prend la forme d’une poursuite. Une poursuite à plusieurs
niveaux : le quatuor est en fuite avec pour objectif de rejoindre un lieu
sans savoir ce qui s’y passera (dans la grande tradition de classique du genre
comme Rencontres du troisième type ou
Starman), les membres de la secte
sont à leurs trousses pour récupérer Alton, la pièce maitresse de
leur « religion », et enfin, le gouvernement (via le FBI et la
NSA), qui veut mettre la main sur le pouvoir du jeune garçon. Le film pratique
le montage alterné pour maintenir dans un suspense commun l’ensemble des
poursuivants et poursuivis, ce qui permet (l’histoire ayant commencé abruptement)
d’entrevoir quelques explications sur les événements déjà en cours, d’où
l’intérêt des interrogatoires menés sur les membres de la secte. Cette rapidité
d’entrée en action va de pair avec l’enjeu de la temporalité : une date
butoir rythme le déroulé de l’échappée, le gourou le rappel à ses sbires tandis
que Lucas se demande si Alton tiendra le choc jusque-là. L’alternance entre le
jour et la nuit participe de cette dramaturgie calendaire : la première
partie du film bénéficie d’une belle ambiance nocturne avec un travail sur la
variante des tons bleutés. L’enfant aux yeux lumineux ne supporte pas le
soleil, faisant de lui un équivalent des enfants de la lune (surnommés ainsi
pour leur intolérance épidermique aux rayons). La lumière du jour se fait plus
présente dans un second temps suite à un événement fondamental et la mise en
scène s’articule alors autour de ce contraste qui est une bascule dans le
récit : la luminosité a changé comme l’interaction entre les personnages,
Alton en tête.
Car l’irruption du surnaturel est
également un vecteur de changement et de rapprochement : l’enlèvement de
Alton (Jaeden Lieberher) permet à Roy (Michael Shannon, l’acteur fétiche du
cinéaste) de retrouver son fils, de le
ramener à sa mère, elle-même revoit ainsi son mari. Le personnage de Lucas (Joel
Edgerton) participe de cet échange altruiste : il fait preuve d’une
amitié sans faille alors que celle-ci est mise à l’épreuve. Cette chaleur
humaine et protectrice est aussi ce qui fait la beauté du film, entre liens qui
se créent (comme avec Paul Sevier (Adam Driver), l’agent du gouvernement) et
nécessité de les rompre, avec Alton comme catalyseur. Tout le film développe la
notion du regard posé sur autrui : le premier plan n’est-il pas celui du
judas de la porte (camouflé) ? L’enfant porte d’improbables lunettes de
plongée bleue comme Lucas chaussera une paire de lunettes à vision nocturne et
le rayon luminescent (rappelant celui de Cyclope dans X-men ou celui de Superman dont
Alton lit les aventures) provient, précisément, de ses yeux. Il est perçu comme
le Sauveur par la secte, comme une arme par le gouvernement et simplement comme
un fils pour ses parents. Tous lui confèrent un statut différent selon le
regard qu’ils lui portent. Le dispositif des écrans de contrôle lors de sa
captivité est une mise en abyme de ces visions démultipliées et trompeuses. Mais
lui, quel perception a-t-il de lui-même ? Il lui faudra trouver la réponse
pour déclencher une issue surprenante et impressionnante. Le choix du
fantastique se révèle donc astucieux puisque cela permet au cinéaste d’aborder
avec un côté merveilleux la connexion entre les êtres et le rapport au réel. Midnight special est un enchantement
haletant qui nous laisse suspendus à l’avenir donc au possible.
Publié sur Le Pus de L'Obs.com
16/03/2016