Écrit et réalisé par Julia Ducounau
... Sœurs de sang
Il n’en n’a pas l’air comme ça
mais le vénérable festival de Cannes aime aussi le cinéma de genre, mettant l’horreur,
voir le gore, parfois à l’honneur. On se souvient ces dernières années du charnellement
sanglant Trouble Every Day de Claire
Denis, présenté hors-compétition en 2001, ou encore de La Meute de Franck Richard, projeté dans le même cadre en 2010 avec
une Yolande Moreau en tenancière psychopathe. Et la dernière
édition cannoise nous a réservé une nouveauté atypique comme le cinéma français
en produit trop peu : Grave de
Julia Ducournau, sélectionné à la semaine de la critique (comme d’ailleurs A l’intérieur en 2007 du duo Bustillo et
Maury, autre film sanguin). Premier long-métrage et première sensation pour ce
film de chair et de sang qui s’inscrit dans une veine française longtemps délaissée
et que des films comme Dans la forêt
ont récemment remis au goût du jour. Celle d’une angoisse travaillée entre
horreur, thriller et conte cauchemardesque, n’hésitant pas à aller loin dans la
représentation d’actes déviants. La réalisatrice n’a pas choisi la facilité
pour ce premier film fort qui va donner une impulsion certaine à une carrière
débutante sur grand écran. Car réussir un film de genre suppose une connaissance
et une maitrise des codes, pour mieux se les approprier. Ce que parvient à faire
Julia Ducournau à travers l’histoire de Justine, sortie de l’adolescence mais
pas encore adulte, qui entre dans une école vétérinaire. La jeune femme est
végétarienne, comme le reste de sa famille : les animaux, elle les soigne,
elle ne les mange pas. Retrouvant sa sœur aînée, la cadette est soumise, comme ses
camarades nouvellement arrivés, à un bizutage en règle qui s’inscrit sur la
durée. C’est durant cette période spécifique que l’impensable se produit :
forcée d’avaler des reins crus de lapin lors d’un rite de passage, Justine va
soudainement avoir envie de viande. Mais cette surprenante inclination va vite
se transformer en fringale jusqu’à ce que la nourriture animale ne soit plus
suffisante… Grave est l’histoire d’un
basculement, progressif et intensif, vers l’innommable, avec une intelligence
de récit et de mise en scène qui accroche le spectateur dans la spirale
dévorante d’une métamorphose qui en impose.
« Pas de viande ! » : le refus de Justine est
catégorique. Attablée avec ses parents dans un restaurant d’autoroute, elle a
pourtant la désagréable surprise de découvrir une boulette de viande dans son
plat, qu’elle doit recracher. Première alerte comme un lapsus alimentaire
annonciateur. Cette anomalie inaugurale pointe également l’acte de manger comme
vecteur de tension et le place au cœur du dispositif du film qui va osciller
entre les antonymes ingurgiter/régurgiter. En effet, Justine va être tiraillée
entre son désir d’absorption et à la fois son dégoût, à l’instar du vol de steak
qu’elle s’empresse de jeter une fois repérée : elle n’assume pas encore un
bouleversement intérieur subi. Le changement mental est aussi physique, comme
les écorchures d’Esther dans le film Dans
ma peau (2002), Justine se retrouve couverte de plaques rouges
impressionnantes et de squames. Tel un serpent qui fait sa mue, sa peau s’en va
en lambeau : ce corps qui la gratte affreusement est un corps en mutation
qui attend que l’esprit qui l’habite se mette au diapason. La métaphore animale
est une constante : il y a évidemment l’environnement qui est celui d’une
école vétérinaire avec ses animaux vivants ou morts (vaches, chevaux…) et puis
il y a Justine et sa sœur (Ella Rumpf), au régime alimentaire trouble qui va
initier sa cadette à l’anthropophagie (et à la chasse qui va avec), non sans
mal car les deux femmes ont des rapports parfois conflictuels. Une scène en
particulier est révélatrice du statut évolutif des deux sœurs : l’humain
cède à la bestialité lors d’une bagarre épique au milieu du campus où les deux
femmes ne sont plus que des bêtes enragées incoercibles. La morsure est d’ailleurs
est motif récurent : Justine croque dans son sandwich comme elle le fera
après dans la lèvre d’un étudiant, les deux frangines porteront les stigmates
de ces effusions cannibales : un doigt manquant pour l’une (lors d’une
scène mémorable où l’on passe du trivial à l’effroi), un bout de joue pour l’autre.
Moins une blessure qu’un marquage tribal apostériori qui renforce les liens de
la chair.
Julia Ducournau fait confiance à
une actrice que le film révèle et qu’elle avait déjà fait tourner dans ses
courts-métrages : Garance Marillier. Cette dernière parvient à faire
évoluer avec conviction son personnage vers les extrêmes, ce qui n’était pas une
mince affaire étant donné le sujet du film. Les festivals ne s’y sont pas
trompés et ont su récompenser cette audace, lui attribuant entre autres deux
récompenses prestigieuses à Gérardmer et le prix Fipresci de la critique
internationale pour les sections parallèles à Cannes. La réalisatrice (diplômée
de la section scénario de la Fémis) situe avec pertinence son propos durant la
période de bizutage : l’initiation estudiantine se double de celle,
personnelle, de Justine par sa sœur. Le dérèglement alors à l’œuvre (soumission, humiliation mais
également fêtes débridées…) coïncide avec la perturbation biologique en cours
chez Justine : au sang animal répandu sur les étudiants dans le cadre de
leur intégration (et qui tachera durablement leurs blouses) répondra celui,
humain, dont se repaitra Justine. La séquence où elle scrute son colocataire
Adrien (Rabah Naït Oufella) en train de jouer au foot torse nu est exemplaire
de l’ambivalence de son comportement : le corps saillant du jeune homme
est vu autant comme une proie désirable que comme un amant désiré. L’instinct
carnassier et la pulsion sexuelle s’entremêle, provoquant un suggestif saignement
de nez. La cinéaste signe un film aussi mouvant que ses personnages : du
drame d’apprentissage à la terreur anthropophage, il n’y a qu’une giclée de
sang qu’elle se charge talentueusement de répandre. Grave laisse le spectateur (avec une scène finale frémissante et
très bien trouvée) tels les étudiants à l’issue de leur période de bizutage et
qui émergent de part et d’autre comme des zombies : abasourdis par ce qui
vient de leur arriver.
15/03/2017