jeudi 19 juin 2014

► BLACK COAL (Ours d'or, Berlinale 2014)

Écrit et réalisé par Diao Yi'nan


... La ronde triste

Doublement récompensé au Festival de Berlin par le prestigieux Ours d’or et par celui d’argent pour son acteur principal, le film du réalisateur chinois Diao Yi’nan (le troisième en onze ans) a ainsi réussi à imposer sa singularité. Celle d’une histoire labyrinthique où des âmes en peine se retrouvent aux prises d’une enquête policière des plus macabre sur un rythme à contre-courant qui laisse aux personnages le temps de s’approcher, s’observer et même s’aimer. Les forces de police sont en émoi : des morceaux de cadavres sont retrouvés aux quatre coins de la province dans des stocks de charbons. Des années plus tard, le même modus operandi relance l’enquête qui se concentre autour d’une femme, la veuve de la première victime. En effet, les hommes qui l’ont par la suite fréquentée ont tous finis démembrés…De ces aspects particulièrement glauques, cette histoire n’en n’a que les apparences, avec une captivante subtilité, Black Coal nous entraîne dans la romance d’un puzzle enneigé qui réussit à relier des éléments aussi éparse qu’un arbre, une patinoire, une teinturerie en leur conférant un sens indiciel remarquable. Ces personnages qui se tournent autour tandis que d’autres perdent corps donnent lieu à un film où le suspense de l’énigme devient celui des cœurs.


Les grands réalisateurs savent dire beaucoup en peu de plans. Il suffit d’un seul à Diao Yi’nan pour poser le principe de la duperie qui sera un des rouages de l’enquête à venir : la caméra désigne en gros plan le point de départ, le sac contenant un membre du cadavre, au milieu du charbon. Alors que tout laisse à penser qu’on se trouve en plein air aux abords d’une usine, un soudain changement de lumière et un mouvement de caméra révèlent qu’il s’agit du chargement, sur un camion, à destination de l’usine précisément. Méfiance, la partie de carte (comme l’induit au sens propre la scène entre le policier et sa femme) va être serrée et demandera de l’agilité d’esprit ainsi qu’une attention particulière aux choses comme aux détails. Il y a du Hitchcock et du De Palma dans Black Coal. La mise en scène exploite, toujours finement et jamais dans le spectaculaire, ce parti pris de l’histoire. Dans les décors mornes du quotidien (teinturerie, bus, salon de coiffure), le réalisateur fait naitre du drame, de l’émotion, de la tristesse qui doivent également beaucoup à l’interprétation des deux acteurs principaux Fan Liao (Zhang, le policier qui reprend du service) et Gwei Lun-Mei (Wu, la mystérieuse veuve fragile). 


Telle une ronde, les personnages et leurs actes sont des maillons emportés dans une danse mortelle (deux scènes montreront d’ailleurs le policier en train de danser) qui tournent autour d’un point central (la teinturerie). La belle et mélancolique séquence de nuit de la patinoire extérieure est à cette image, l’homme et la femme patinent de façon concentrique sur la glace, miroir de l’intrigue (les deux derniers cadavres avaient des patins à glace aux pieds) avant de soudainement quitter les sillons communs pour s’enfoncer dans la nuit. Cette échappée est celle des sentiments, la femme semble flotter au-dessus de la glace, légère, se libérant du poids des secrets. Le cri du gardien les rappelle à l’ordre et rompt le badinage du patinage. De la même façon, le présent de l’intrigue renvoie au passé des deux personnages, les choses se nouent et se dénouent comme on s’étreint. La grande roue dans laquelle prennent place Wu et Zhang fait partie de cette métaphore. Mais plus les membres de la ronde disparaissent, plus le cercle se resserre vers une nécessaire vérité.


Thriller psychologique, le film fait le choix d’orienter son intrigue sur la rencontre de deux individualités à la marge, marquées par leur passé. Le policier a mal vécu son divorce, devenu alcoolique et rustre, il a quitté la police, avant de trouver un regain de vie dans cette enquête. La veuve est taciturne et comme éteinte, obligée de repousser les avances de son patron qui a pitié d’elle. Et c’est pourtant dans ce contexte défavorable (une menace plane) qu’une relation va s’établir sur fond d’atrocité et de mensonges, ce contraste est constant et maintient le suspense inaugural de la résolution de l’énigme. Ces morceaux humains disséminés apparaissent comme une déstructuration de l’altérité, rendant à néant la possibilité du deux. Par son enquête, l’homme déclenche le processus inverse, celui de la reconstruction, de lui-même d’une part, et, peut-être de celle qu’il côtoie dans un rapport complexe. Si la confession se fait dans un murmure elliptique, c’est bien que l’énigmatique était du côté tragique de l’intime. 

Publié sur Le Plus du NouvelObs.com

14/06/14    

samedi 14 juin 2014

► THE ROVER (Cannes 2014)

Réalisé par David Michôt ; écrit par David Michôt d'après une histoire de Joel Edgerton.


… Rage d’asphalte


Révélé en 2010 par son film Animal kingdom, le réalisateur australien David Michôd frappe une nouvelle fois fort avec son dernier long métrage, The Rover, qui a été présenté en compétition à Cannes cette année. Il ne se défait pas d’un univers sombre et violent qu’il extrait néanmoins de la cellule familiale qu’il avait fait imploser dans son film précédent pour le répandre dans l’Outback australien « dix ans après la chute ». Que s’est-il passé ? Ce n’est pas le propos, seule importe la dérive en cours : celle de deux hommes que la route fait se rencontrer, là, dans le désert d’une humanité vivant recluse et isolée. Éric a une obsession : retrouver sa voiture qu’on vient de lui dérober, la rencontre avec Rey, le frère d’un des criminels voleurs, lui apparaît comme le moyen de récupérer son bien. Mais Rey ne va pas lui révéler le point de chute des fuyards, il va l’y mener. Obligé de l’embarquer avec lui, Éric commence une traversée étrange, sanglante et désabusée, de jour comme de nuit vers ce qui semble être l’absurdité même. Dans une mise en scène impeccable et implacable, David Michôd conduit son road-movie tel un thriller dans les abysses de l’âme humaine, là où plus rien ne compte sinon sa propre survie si tant est qu’on ait un but.


Car Éric (impassible Guy Pearce, déjà présent dans Animal Kingdom) a un objectif ardent qui semble défier toute raison : récupérer sa voiture disparue dans l’immensité désertique, rien ne justifie a priori une telle débauche d’énergie et de rage pour traquer les hommes responsables du méfait, eux-mêmes en fuite après avoir fait un carnage. « Vous devez beaucoup y tenir à cette voiture. Qu’a-t-elle de spécial ? » s’étonnera d’ailleurs une tenancière qu’il tente de faire parler et qu’il croise lors de son périple. Une chose est sûre : cette quête soudaine le sort de la torpeur qui était la sienne, jouant volontiers sur les contrastes et les décalages, le film instaure ce principe dès le début. Affalé sur un comptoir de bar miteux et poussiéreux, dans un contre-jour à l’image de ce qu’il reste de sa vie, Éric ne voit pas dans la profondeur de champ les tonneaux que fait le véhicule des criminels en fuite. Image saisissante de l’apathie sur le point d’être annihilée. Ce contraste se répand dans tout le film par bribes : dans ce désert australien interlope se terrent des asiatiques, des aborigènes, une femme médecin, un bordel et des militaires désœuvrés. Taciturne, Éric n’est pas dans l’interaction constructive avec ces personnages croisés, ils sont des moyens : arme, essence, soins. Il les quitte d’ailleurs généralement en les ayant froidement abattus.


Car l’abattage de l’humain dans ce monde qui a fait fi des lois n’émeut plus Éric même s’il assène qu’il « ne faut jamais oublier une vie qu’on a prise » en réponse à Rey (Robert Pattinson, qui confirme ses galons d’acteur important) qui vient de tuer quelqu’un. Et c’est bien là le seul interlocuteur avec qui il va avoir un semblant d’échange, même s’il se sert de lui pour atteindre la planque des voleurs de sa voiture, quelque chose semble se nouer, dans la retenue et la froideur chez Éric, beaucoup plus perceptible chez Rey. Ce dernier, laissé mourant par ses complices dont son frère, trouve là une figure tutélaire dont les propos ne seront pas sans l’influencer. D’abord soumis dans un rapport de force, Rey va prendre de l’assurance en cours de route : « C’est moi qui commande maintenant » osera-t-il, sachant qu’Éric ne peut retrouver les fuyards sans lui. De même, il prend les devants lors de l’achat de l’essence et des munitions. Quelque chose est en mouvement et Éric ne le perçoit pas d’emblée. Sa conversation nocturne avec son guide-prisonnier sur le néant divin et l’individualisme aura des répercussions violentes et tragiques que la poursuite va distiller. Celui qui était un animal blessé rampant se mue en fiévreux de la gâchette.


Les grands espaces de cette Australie-Méridionale se prêtent à une atmosphère westernienne mais où le voyage se fait en voiture. De même, cette confrontation en latence entre l’un et les autres est magistralement inaugurée par une chasse routière anxiogène qui nous rappelle le Duel de Spielberg (1971). Entre paysages crépusculaires et arides, le film cloisonne ceux qui le hantent. Les rencontres se font dans des baraquements de tôle et de ferraille ou dans des ruines d’un monde qui n’est plus et dans lequel Éric n’espère plus rien. Mais n’y en-a-t-il pas un autre qui lui s’est mis à croire, non plus en Dieu (certaines images christiques pointent pour exhiber leur symbole macabre) mais en sa propre vindicte. Le précédent film de David Michôd mettait déjà ses personnages face à leurs responsabilités et aux choix qu’ils devaient subir ou affronter, The Rover poursuit ces thématiques en les poussant vers le dépouillement d’un décor qui est aussi celui de la sécheresse de cœurs endurcis. La route mènera Éric et Rey vers une destination intérieure nouvelle ou oubliée aux conséquences opposées qui repose la question de l’humanité face à son animalité.

Publié et sélectionné par Le Plus du NouvelObs.com

07/07/14

dimanche 1 juin 2014

► MAPS TO THE STARS (Cannes 2014)

Réalisé par David Cronenberg ; écrit par Bruce Wagner


... Au firmament de la dégénérescence
 

Peu récompensé à Cannes (un seul prix spécial du Jury en 1996 pour Crash), David Cronenberg en a néanmoins étant le président lors de l’édition 1999, son film se voit cette année récompensé à travers son actrice Julianne Moore qui remporte le prix d’interprétation féminine pour son rôle d’une actrice en mal de films, odieuse et ambitieuse. Son personnage est à l’image d’un propos qui s’aventure sur la route sinueuse et pernicieuse d’un Hollywood dont l’appellation d’usine à rêve contient toute la contradiction d’un univers que Cronenberg va faire imploser avec virtuosité. Après le très verbal et politique Cosmopolis (2012) et son discours sur le Monde, le réalisateur resserre son approche et passe au scanner un microcosme, une société-monde tournée vers elle-même, vivant en vase clos : celle des acteurs et de leur entourage dans la ville dont le seul nom est évocateur. La radiographie est cruelle et malsaine et joue nécessairement de la mise en abîme puisque ce regard sans concession vers les étoiles se fait au travers de la lunette cinématographique par quelqu’un qui en connait les rouages. Et le choix de sa focaliser sur ceux qui en sont les représentants les plus visibles, les acteurs, permet à Cronenberg d’y faire surgir la dégénérescence sur ces humains contaminés par un système stellaire mortifère.   
   

Le pluriel du titre met en avant l’idée de plusieurs destinées enchevêtrées, chacun ayant sa carte le menant à son rêve. Ainsi, Agatha (Mia Wasikowska) débarque à Hollywood le visage radieux, comme pouvait l’être celui de  la blonde Betty dans le Mulholland Drive (2001) de David Lynch (autre exploration hypnotique du miroir aux alouettes) et espère se faire une place dans le milieu. Elle sera engagée par Havana (Julianne Moore), actrice en difficulté, fille d’une ancienne star, accro aux médicaments faute de rôle. Celui qui a réussi et qui domine le box-office adolescent, c’est Benjie (Evan Bird), le jeune frère d’Agatha (que tous pensent internée). Son dernier film a été un succès, ce qui semble avoir décuplé son arrogance et sa suffisance (scène où il méprise et insulte un de ses conseillers avec des propos violents). De quoi parle-t-on à table ? Du cachet en négociation pour la suite du film potache dont il tient le rôle principal. La froideur de l’intérieur de la maison papier- glacé (« J’ai vu les photos dans un magazine » dira d’ailleurs Agatha) est comme le verni trop parfait d’un décor, aseptisé et trompeur. Le mensonge, la souillure et la folie sont tapis dans les recoins des âmes des habitants. Ces trois lignes directrices évoluent dans le même univers et leur connexion scande l’hybridation monstrueuse et consanguine qui est à l’œuvre dans ce petit milieu où une audition engendre la vie et un refus mène à la perdition.


Car c’est bien sûr les chutes qui intéressent Cronenberg, a trop vouloir s’approcher des lettres géantes d’Hollywood (écrasantes et dominantes) sur la célèbre colline que l’on voit en contre-plongée au début du film, tel Icare, certains s’y brûlent les ailes. De brûlures précisément il est question avec Agatha puisqu’elle a été ostracisée de sa famille après avoir mis le feu à la maison familiale (en contrebas du panneau vendeur de rêve), elle en garde les séquelles au visage et sur son corps qu’elle dissimule derrière des vêtements et des bas noirs sur les bras qui ne sont pas sans évoquer les mythiques gants longs de Rita Hayworth dans Gilda (King Vidor, 1946). Quintessence de l’icône sensuelle hollywoodienne des années 40. Agatha, au contraire, ne s’effeuille pas, elle cache sa peau comme ses parents ont voulu la faire disparaitre de leur existence, loin de leur vie rêvée dans laquelle elle n’avait plus sa place. Elle est une anomalie dont il faut se débarrasser (son père tente de l’éloigner en lui donnant de l’argent puis en la frappant). C’est qu’avec ses blessures et son côté psychotique, elle les renvoie à la craquelure du verni, au mal qui laisse sa trace et qui couve, elle est le symptôme de ce qu’ils ont engendré par un acte porteur de trouble. On ira de la dissimulation (le secret familiale) à la monstration (révélation en latence) comme Agatha cache ses bras puis les découvrira quand elle l'aura choisi.


Tous sont atteints de pathologies dont le monde hollywoodien sera vecteur et réceptacle dans la lignée du film matrice du genre Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950). Havana est cette actrice déchue dont on ne veut plus qui règne sur ses esclaves domestiques, comme elle les désigne, à défaut de régner sur un plateau. Jalousie et hypocrisie dominent, elle qu’on a vu incapable de contenir son calme à l’annonce du choix d’une autre actrice (scène du cri) est contrainte de paraitre détachée et enthousiaste face à sa rivale qu’elle croise, moment pathétique. Sa danse de la joie quand elle apprend qu’elle reprend le rôle (pour incarner sa propre mère dans un remake) suite à une tragédie suinte le cynisme et contient toute l’horreur d’une lutte sans pitié dans un monde où le sentimentalisme n’a pas sa place. L’enfant star de Qu’est-il arrivée à Baby Jane (Aldrich, 1962) a fait des émules, Benjie est la figure de proue d’une jeune génération d’acteur imbus d’eux-mêmes, outrancière, vulgaire et dépendante (de la drogue comme d’un environnement). La séquence de la fête est à la fois ironique (les filles se moquent des vielles actrices, ce qu’elles sont en devenir) et consternante. 


Les héritiers de Shirley Temple (la première enfant star, décédée en début d’année, il y est fait référence à propos du cocktail qui porte son nom) sont devenus des monstres (Benjie tente d’étrangler son rival, un enfant !), fruits d’un même système et guidés par les mêmes désirs, au risque de perdre toute liberté car assujettis à ce qui les a dépassé. Fedora (Billy Wilder, 1978, qui entretient plusieurs liens avec le film de Cronenberg) donnait à voir la déchéance et les limites d’une existence tournée maladivement vers la lumières des projecteurs, Maps to the stars se joint au cauchemar et pose la question de la liberté dans le carcan de ce monde clos. Des citations récurrentes du poème Liberté (1942) de Paul Éluard prononcées par le frère et la sœur (Benjie et Agatha) rythment l’idée d’une échappatoire en latence face au spectacle de la désagrégation d’une famille sanguine ou professionnelle. C’est ainsi que les enfants d’Hollywood rejoindront les étoiles dans un simulacre d’union qui vaut pacte de mort sur l’autel d’une mère- industrie incestueuse. 


Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom

Liberté

(Paul Éluard, Liberté, Poésies et vérités, 1942)

01/06/14

► DEUX JOURS, UNE NUIT (Cannes 2014)

Écrit et réalisé par Jean-Pierre et Luc Dardenne


... L'éveil en marche

Habitués du Festival  de Cannes depuis leur Palme d’Or en 1999 pour Rosetta et en 2005 pour L’enfant, les frères Dardenne repartent bredouille cette année après y avoir présenté leur dernier film porté par Marion Cotillard qui succède ainsi à Cécile de France qui s’était essayée à leur cinéma dans Le gamin au vélo (2011). Pas de prix mais une qualité qui demeure : celle d’une veine sociale souvent arpentée mais où il y a encore des choses à montrer, à bousculer, à interroger. Le film nous confronte à une actualité forte et pesante, celle d’un chômage durable, subi ou redouté. Et c’est cette peur qui va pousser Sandra à se lancer dans un porte à porte effréné pour convaincre une majorité de ses collègues de travail de renoncer à leur prime, sans quoi elle sera licenciée. L’enjeu dramatique est donc moins de se heurter à un système (il faut faire avec) que d’affronter ses semblables qui ont, malgré eux, un pouvoir décisionnaire. C’est toute la difficulté d’une démarche qui repose sur l’humain et où l’injustice initiale va s’avérer poreuse à chaque seuil de porte auquel sera confronté Sandra. En effet, la sauver elle, c’est aussi pour ses collègues se mettre en difficulté vis-à-vis de leur propre situation financière. Dilemme social et psychologique, Deux jours, une nuit nous tient en haleine par son rythme et ses vies qui se découvrent, frontales et bancales.


Sandra est réveillée par la sonnerie de son téléphone qui lui annonce la mauvaise nouvelle, le premier vote lui a été défavorable, convaincre son directeur de refaire un vote le lundi est une chose, persuader ses collègues de voter pour son maintien en est une autre. Cette sonnerie qui la sort de sa torpeur est comme un coup de massue mais il est aussi cette mise en marche qui va être la sienne. Sortant d’une dépression qui l’a éloigné de son travail et moralement des siens (son mari et ses deux enfants), sa quête va devenir un moyen d’affirmer la reprise en main de sa propre vie, elle qui doute (« J’existe pour personne »). Convaincre l’Autre, c’est redevenir soi. Sandra (Marion Cotillard, investie, qui réussit son passage chez les Dardenne) sort ainsi d’un long sommeil et le contact avec la réalité, froide et économique, est un choc. Elle essaye de se maîtriser et contenir le flot des larmes (scène face au miroir) mais n’arrive pas à décrocher des médicaments, ce qui la renvoie à sa dépression et donc à ce statut d’entre-deux : prête à reprendre le travail, cela lui est pour l’instant impossible, et ce, contre sa volonté.


L’urgence du film est une urgence sociale, ces deux jours et cette nuit (restriction temporelle et donc accentuation dramatique) sont tout ce qu’il reste à Sandra pour ne pas faire rechuter sa famille dans le besoin (« On a besoin de ton salaire » lui rappelle son mari pour la motiver), il est hors de question pour eux de retourner en appartement social alors qu’ils ont réussi à avoir une maison. La marche littérale vers l’avant de Sandra (suivie au plus près par la traditionnelle caméra mouvante des réalisateurs) est une réaction à cette reculade menaçante, elle s’engage physiquement par ses pas répétés aux quatre coins de la ville, ce corps qui va frapper aux portes est ce mouvement instinctif de survie. Les Dardenne attachent une importance particulière aux vêtements de leurs acteurs, ils habillent Marion Cotillard de deux débardeurs (le rose et le turquoise) qui laissent la peau à l’air et qui caractérisent cette femme fragile mais courageuse, elle est comme à nue devant ceux qu’elle doit solliciter, sans fard. Refusant la pitié et l’acte de mendier, c’est une épreuve pour elle d’aller ainsi à la rencontre de ses collègues avec un discours qu’il lui faut à chaque fois réitérer. Ce corps mis en jeu dans la bataille se heurte parfois à sa détermination mentale, comme lorsqu’elle croise un de ses collègues qui l’a expédié au téléphone (scène de l’épicerie), son malaise devient alors physique.


Évidemment, le manichéisme n’a pas sa place ici, chaque entrevue révèle des situations sociales différentes de personnes dans le besoin et pour qui cette prime est d’importance, ce qui fait émerger des moments pathétique, comme lorsque Sandra fait face à un de ses collègues pour qui la sauver veut dire l’envoyer lui en perdition (« Si je n’ai pas la prime, c’est catastrophique pour moi, je ne m’en sors pas »). Ils ont tous des bonnes raisons (un crédit, les études des enfants, un projet de vie) à lui opposer et Sandra de répéter : « Je comprends ». Elle sera malgré elle un déclencheur de conflits dans des familles qui sont partagées (altercation du père et de son fils), ce qui redoublera ses tourments et maintiendra un doute constant : ira-t-elle au bout ? Puis il y a ces moments d’espoir qui redonnent confiance, à l’instar du collègue rongé par la culpabilité qui libère chez lui des larmes que s’interdit Sandra. Et deux moments de respiration nécessaire (les musiques dans la voiture) font entrevoir une Sandra heureuse. Car elle s’est mise en route, non sans mal et avec les conséquences que cela entraînera,  mais elle aura au moins quitté un état de veille pour celui de l’éveil.

Sélectionnée et publiée sur Le Plus du NouvelObs.com


25/05/14