Écrit et réalisé par Spike Jonze
... Extatique cybernétique
Il aura fallu attendre 4 ans (après
Max et les maximonstres en 2009) pour
que Spike Jonze nous propose une nouvelle œuvre atypique, sensible et exploratrice.
Fasciné par la conscience humaine et ses circonvolutions qu’il avait,
littéralement, mis en scène dans son premier film, le fameux Dans la peau de John Malkovich (1999),
le réalisateur américain revient avec un film profondément en phase avec
l’évolution technologique actuelle qui tend de plus en plus vers la réalisation
des fantasmes des pères de la science-fiction. A savoir la possibilité pour
l’humain, au travers d’outils ultra-connectés, d’échanger facilement avec ses
applications informatiques comme avec un congénère. A l’heure où certains
s’efforcent de créer des robots anthropomorphes pour faciliter notre quotidien,
Spike Jonze ne conserve qu’un seul aspect de ces compagnons souvent montrés, la
voix. En effet, Théodore fait l’acquisition d’un système d’exploitation
informatique nommée Samantha avec qui il va nouer une relation surprenante,
elle est un programme virtuel sans corps et sans visage, il est un être humain
avec ses sentiments. Intrigante et intéressante perspective qui va être
développée de façon magnétique dans un film à fleur de cœur cybernétique.
Le début en trompe l’œil (Théodore
rédigeant vocalement une lettre) pose en un instant le dispositif et les
enjeux. La solitude d’un homme confronté à son ordinateur et dont les
destinataires de ses mots lyriques sont des clients de l’entreprise dans
laquelle il travaille : Belles-lettres-manuscrites.com.
En un mouvement de caméra, le réalisateur dévoile l’envers bureautique et rompt
le charme. Pour mieux le restaurer. En effet, Théodore (performant Joaquin Phœnix)
n’est pas un employé lambada aux mots convenus répondant mécaniquement à la
commande d’une lettre. Il est un Cyrano du XXIème siècle, sa prose
est délicate, attentionnée et reconnue comme telle (son collègue standardiste
le complimente à plusieurs reprises). Car plus qu’écrire, il vit à travers ses
écrits les histoires des autres, comme ce couple dont il écrit les lettres
depuis leur rencontre des années auparavant. Paradoxalement, il manie l’amour
du bout de ses mots alors que lui-même est en plein divorce, qu’il fait traîner :
« Je signerai les papiers quand je
ne serai plus amoureux d’elle ». Figure tourmentée et mélancolique, le
personnage de Théodore, derrière ses lunettes aux grosses montures noires, a
perdu ce qu’il pensait être sa voie.
Et la voix qui va inaugurer une
renaissance est féminine mais également virtuelle. Malgré cela, l’entente est
immédiate, à peine installé, le système d’exploitation, Samantha, séduit
Théodore : « Tu m’as bien
cerné ! » s’amuse-t-il. Si le cinéma avait déjà formé
d’improbables couples du même ordre basés sur une atypique relation, comme
Albert Dupontel et sa poupée en silicone (Monique,
2002) ou encore Al Pacino dépassé par l’actrice virtuelle qu’un programme
informatique a créée (Simone, 2002),
l’angle choisit par Spike Jonze se distingue par l'émotion qu’il arrive à faire
naître entre un personnage réel et un autre dont on n’entendra que la voix
(celle, suave et enjouée de Scarlett Johansson). Dispositif singulier mis à
l’épreuve du monde. Ainsi, Théodore et Samantha se lancent-ils avec fougue dans
cette relation devenu rapidement amoureuse. Par le truchement d’outils
technologiques (téléphone et son œil cyclope, oreillette connectée, qui
rappellent en filigrane le présupposé artificiel), la relation se vit et
s’épanouit (la fête foraine, les vacances à la montagne). Et l’éclosion des
sentiments, des deux côtés, rend encore plus fusionnels ces deux êtres qui
faisaient déjà littéralement corps via la connectique. Mais les cadrages
n’oublient jamais de pointer l’absence dans la présence.
Car les évidentes limites
d’une telle relation vont complexifier ce nouvel ordre des choses. Ne jamais
pouvoir se toucher est un fait qui est résolu par la puissance du fantasme lors
d’une scène intense où le réalisateur ose l’écran noir, laissant s’ébattre des
voix au diapason. Le méconnu et pourtant précurseur Denise au téléphone (1995) jouait avec maestria sur ces
problématiques, les personnages ne faisant que se téléphoner sans jamais
franchir le cap de la rencontre réelle. Pour Théodore et Samantha cette
impossibilité est moindre que ce qui les différencie vraiment : leur
nature même. L’un est humain et mortel, l’autre est virtuel et en perpétuelle
évolution : « J’apprends de mes
expériences » annonce Samantha. Et ce, jusqu’à l’infini dans ce monde
cybernétique à propos duquel Théodore ne connaît rien finalement. Cet
impossible contre-champ sur l’être aimée permet à Spike Jonze de nous émouvoir passionnément
à travers la vision et l’audition d’une
histoire d’amour peu commune qui est aussi une ode au pouvoir des mots.
Sélectionnée et publiée par Le Plus du NouvelObs.com
22/03/14