mercredi 24 octobre 2012

► AMOUR (2012)


Écrit et réalisé par Michael Haneke



… La cadence du silence

S’il sera bien question d’amour, la douceur suggérée par le mot sera mêlée à la douleur, celle d’une femme, d’un homme, de ce couple âgé dont le quotidien rassurant va lentement mais inexorablement à sa perte suite à l’attaque cérébrale dont est victime l’épouse. Il y a un avant et un après comme on a coutume de dire. Et c’est de cet après dont il va être question. Michael Haneke est maître dans l’art de créer une atmosphère troublante, glaçante et dérangeante au sein même d’un quotidien sur le point de perdre sa banalité. On retrouve cela dans son dernier film, qui lui a valu la Palme d’Or au dernier Festival de Cannes, mais c’est avant tout de pudeur dont il est question, celle d’un amour qui perdure quand tout devient dur.

Anciens professeurs de piano, Anne (Emmanuelle Riva) et Georges (Jean-Louis Trintignant) vivent des jours paisibles dans leur grand appartement haussmannien, entre deux concerts de musique, leur vie est faite des petits gestes du quotidien, anodins mais communs  à nous tous.  La scène du concert est d’ailleurs filmée  sans contrechamp : de façon spéculaire, nous nous retrouvons spectateurs d’autres spectateurs. Comme pour mieux nous dire que ce n’est pas sur scène que réside l’intérêt mais bien là, chez les gens qui regardent et écoutent, chez eux, chez nous. Car le film nous renvoie forcément à des choses vécues par soi-même ou par procuration, à savoir la diminution physique d’un proche âgé. Et c’est de l’intérieur, d’où le choix du huis clos, dans la sphère intime de quelques pièces d’appartement que le film nous fait partager la petite musique de la mort, les dernières notes d’un accord qui s’est joué à deux.

Et cette musique, c’est avant tout celle du silence, plus oppressante que tout autre effet. Le générique s’inscrit sur fond noir, sans un bruit, pour mieux nous causer un choc sonore quand brutalement surgissent et l’image et le son. Ceux de l’ouverture fracassante de la porte d’entrée par les pompiers. Cette effraction marque le début et la fin puisqu’il s’agit d’une anticipation sur l’histoire à venir : Anne est morte, l’appartement n’est plus ce lieu clôt, on a brisé, au sens propre comme au figuré l’intimité instaurée. Mais cela n’est plus important puisque plus rien ne vit.

Cette vie fut donc bouleversée soudainement par un moment d’absence, de silence, Anne a été déconnecté de la vie pendant un petit moment puis est revenue comme si de rien n’était et pourtant tout a changé. Paralysée du côté droit, elle vit mal cette immobilité et la dépendance qu’elle engendre. Et le piano qui trône au centre du salon n’est plus que le vestige d’un passé figé. Même écouter le cd d’un de ses anciens élèves devient une épreuve. Elle préfère le silence du présent et les photos jaunies, sachant que la vie n’est désormais plus à venir.

Michael Haneke utilise une majorité de plans fixes pour dépeindre ce quotidien, à l’image de cette mobilité réduite où tout mouvement est devenu un parcours du combattant, la rigidité de la réalisation joue de ce nouvel état des choses. De même, le côté labyrinthique de l’espace avec ses nombreuses portes qui s’ouvrent et se ferment, créant ainsi des endroits étriqués, devient vite ce carcan qui se referme sur ses habitants.  Témoignage visuel d’un repli sur soi, il est aussi paradoxalement une protection, un cocon, Georges a en effet promis à Anne de ne jamais l’envoyer à l’hôpital. Et à la manière d’un tombeau, il condamnera d’ailleurs la chambre pour qu’elle reste le plus longtemps possible inviolée. Les dernières images montreront les portes en enfilades grandes ouvertes, le contraste est là, le sanctuaire n’ayant plus lieu d’être à ce moment.

La fin de vie, abordée récemment dans le film de Stéphane Brizé, Quelques heures de printemps, trouve ici une ampleur à la fois touchante et froide car le réalisateur nous met face à la déchéance de façon parfois crue, sans effets dramatiques, simplement en nous montrant la triste réalité. Et ce face à face est parfois difficile. Une scène marque de façon forte ce décalage qui s’instaure entre la malade et celle qui ne l’est pas. Eva (Isabelle Hupert, très juste en fille aimante mais dépassée) tente de comprendre ce que dit sa mère et doit se résoudre à avouer son échec de compréhension, ce qui la bouleverse. Georges est au final le plus pragmatique : il n’y a rien d’autre à faire que d’être là et de faire au mieux. Et c’est avec tendresse et dévouement qu’il se donne.

Les deux acteurs qui vivent ce déclin, eux-mêmes âgés, concentrent beaucoup de l’émotion de l’histoire, leur rythme est celui des personnages, et, à l’instar du film, leur sobriété bouleverse plus que n’importe quelle envolée. Comme lorsque Georges aide Anne à se lever du fauteuil roulant, serrés comme pour un slow, ils semblent prêts pour un pas de danse. Il y a dans ce geste le résumé mélancolique du film : soutenir l’autre, étreindre le passé et se désenlacer, pour un instant, pour une éternité. Quand revient le silence, le spectateur y répond par le sien, on vient d’assister à quelque chose de terrible. Pour nous aussi il y aura un après, un après ce film.     

Romain Faisant, 24/10/12

Sélectionné par Le Plus du Nouvelobs.com
  

mercredi 10 octobre 2012

► DANS LA MAISON (2012)



Réalisé par François Ozon ; écrit par François Ozon, librement adapté de la pièce du dramaturge espagnol Juan Mayorga, Le garçon du dernier rang.


... La passion de l'intrusion

On avait quitté François Ozon au cœur des années 70, au milieu des couleurs criardes et des robes à fleurs de Potiche (2010). Le ton était amusé, le pastiche agréable et la bonne humeur de rigueur. Changement de registre pour son nouveau film qui privilégie la comédie dramatique et le gris des uniformes. Une étrange relation se noue entre un professeur de français et un élève qui a su capter son attention au travers une dissertation bien différente des autres. Il lui raconte comment il a décidé un jour de se faire inviter dans une famille de la classe moyenne pour mieux observer de façon pernicieuse la vie de ces êtres normaux. Film sur l’écriture au sens large, textuelle et filmique, cette immersion chez l’Autre se double d’une effraction dans le Soi, des personnages comme des spectateurs.

La question de la personnalité, de comment la montrer et de comment la raconter se donne à voir lors du générique qui compile sous forme de trombinoscope  une multitude de visages d’élèves qui s’intervertissent pour composer une mosaïque de personnes et donc d’histoires potentielles. Et parmi tous ces visages, Claude (Ernst Umhauer), élève de M. Germain (Fabrice Luchini) en a choisi un, celui de Rapha (Bastien Ughetto) un camarade dont la banalité l’attire. Il veut faire partie du commun de cette vie, l’approcher au plus près et la décrire comme le ferait un scientifique consignant son expérience. Et cette observation brute va devenir objet littéraire sous la houlette de Germain dont la curiosité a été piquée par cet étrange élève. Tous deux sont des solitaires, on découvre Germain seul sur un banc dans le hall tandis que Claude attend seul devant le lycée le jour de la rentrée.  Donner du relief au quotidien est ce qui va les réunir de façon perverse.

Le film fait constamment un retour sur lui-même à travers l’histoire qu’écrit et que vit Claude puisque son professeur y apporte ses suggestions qui sont autant de remarques sur le scénario du film et sur la façon de raconter une histoire pour maintenir son lecteur / spectateur en haleine. Cette mise en abyme est d’ailleurs explicitement montrée lors d’une séquence où Germain et sa femme (Kristin Scott Thomas) se rendent à une séance de cinéma et où la caméra s’attarde sur la lumière provenant de la cabine de projection, là d’où partent les histoires. S’il y a de nombreuses références littéraires (Flaubert, Kafka…) au travers les ouvrages que recommandent Germain à Claude, il y a également des références cinématographiques comme au film Match Point (Allen, 2005) ou encore à Pasolini que cite Germain. En effet, l’histoire que raconte Claude de son intrusion et de la place qu’il prend auprès des membres d’une même famille nous rappelle son Théorème (1968). De même, la thématique du film fait songer à Following (Christopher Nolan, 1999) qui joue sur ce rapport pervers et voyeur à l’Autre.

Construit sur le mode du crescendo, l’intérêt que porte ainsi Germain au récit de Claude devient également de plus en plus malsain, car plus l’élève s’installe dans la famille observée, plus le professeur l’incite à donner du corps à son récit, à agir pour faire évoluer son histoire, semblant oublier que cette fiction se nourrit du réel. Il n’en parle à Claude que comme de péripéties romanesques qu’il faut corriger ici ou agrémenter de cela. Qui aide vraiment l’autre ? Germain qui veut pousser son protégé à l’excellence dans l’écriture ou Claude qui agit comme un révélateur et qui redonne à Germain un but, lui, l’écrivain raté. On le voit, les niveaux sont comme un système gigogne : avant d’entrer dans la maison de Rapha, Claude a vécu par procuration la vie de ces gens comme Germain vit par procuration l’écriture d’une histoire dont il finit par devenir acteur, comme Claude.

En effet, « mais que vient-on faire dans cette histoire ? » s’exclame la femme de Germain à la lecture d’une des rédactions de Claude. C’est que ce dernier, sous ses allures angéliques, exerce une forte perversité sur ceux qu’il a choisis de faire entrer dans son histoire. Superviseur dépassé, Germain cède aux exigences de son élève (on fournissant le contrôle de maths) pour que les fameux « à suivre » qui ponctuent les récits en voix off de Claude puissent en avoir une, de suite. Victime consentante de l’engrenage, la fascination pour le récit de son élève avait dès le début été subtilement marquée par de lents travellings sur Germain et sa femme lors de la lecture du texte inaugural. Mais c’est un jeu littéraire qui se joue à deux et Claude est influencé par son professeur qui prend une part grandissante dans l’intrigue construite par son élève. Ainsi, cette scène où il pousse Claude a bousculé les choses, à provoquer Rapha pour en faire un personnage plus consistant et créer un conflit qui retarde l’accès à l’objet de la quête. En plan serré, Germain tourne autour de son élève, cerclant dans l’espace ce sur quoi il veut agir.

Personnages sans cesse sur le fil entre attraction/répulsion, dominant/ dominé, voyeur/acteur, Claude et Germain sont les deux faces d’une même perversité qui s’exprime par le désir de s’extraire d’un quotidien morne. Mais chacun ne risque-t-il pas de se perdre, Claude dans sa propre immersion, Germain dans cette histoire qu’il guide comme une simple fiction. Quant au spectateur, il est mis face à ses propres pulsions voyeuristes et ses désirs de franchir, lui aussi, le seuil d’Autrui. Au vu du plan final, la fameuse citation de Shakespeare dans sa pièce Comme il vous plaira (1623, II, 7) s’impose : « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs ». On est entré dans une maison mais combien d‘autres restent à découvrir… 


Romain Faisant, 10/10/12